71- éclaboussures

Samedi 3 juillet

On peut imaginer un amour (ou une amitié, peu importe le détail) d’une telle force qu’il rejaillirait non seulement sur celui qui est aimé, mais aussi sur celui qui aime. Un amour tel qu’il donne le sentiment de toucher son emetteur à travers l’amour pour l’autre. Non pas que cet amour de l’autre serait en fait un amour de soi ou qu’il ne s’agirait au fond que de se regarder le nombril – l’autre est réellement aimé, pour ce qu’il est -, mais plutôt qu’il serait si débordant qu’on en serait soi-même éclaboussé. En étant tant aimé, l’autre ne peut que vous aimer, et peu importe qu’il vous aime vraiment ou mal ou non car il vous aime au moins de votre amour. Étrange, mais pas tout à fait délirant. Demanderait du moins à être raconté. Raconté à nouveau, car l’a déjà été.

70 – visage

Vendredi 2 juillet

Deux choses saisissent dans Le petit lieutenant de Xavier Beauvois : le visage de Nathalie Baye et les dialogues. Le visage de Nathalie Baye n’était pas encore retravaillé par la chirurgie en 2005, ou à peine. Il ne me viendrait pas à l’idee de reprocher à quelqu’un, et encore moins si c’est une femme, de vouloir modifier, quitte à réduire leur puissance expressive, les traits de sa figure pour atténuer les signes de vieillissement. Mais le fait est que dans ce film, la manière dont le visage de l’actrice s’emplit de la douleur supposée du personnage est proprement fascinante. Ce qui est fascinant c’est qu’il lui arrive de s’affaisser sous nos yeux. On le regarde faire. Ainsi, dans la scène où la commandante qu’elle campe se remet à boire, à partir de 1:15:02 notamment, elle n’a pas tant l’air d’une femme vieillissante que d’une femme alcoolique, ou abstinente (1). Plus tard dans cette scène, elle semble parfaitement soûle quand elle se lève, et définitivement abattue quand elle se rassoit. Tout ce moment est extraordinaire, il faut le voir. Et on ne peut que ressentir alors une véritable gratitude à l’égard de Nathalie Baye, d’habitude si classe, si distinguée, qui ailleurs y compris dans le film se tient souvent si droit, d’avoir su jouer ici l’affaissement avec tant de justesse. Le personnage n’a cure de son apparence, elle ne pense plus qu’à son malheur totalement intriqué dans celui de son enfant mort et du petit lieutenant, alors l’actrice elle aussi veut bien s’en foutre le temps du film. C’est là que réside son grand talent, dans cette acceptation (ou bien ce renoncement) intérieure.

Et puis il y a les dialogues, eux aussi d’une rare justesse. L’intérêt que je porte à cet aspect des oeuvres est encore récent. Plus exactement il a fini par me sauter au visage depuis que je compte travailler sur les différents discours que plusieurs personnages pourraient tenir sur un même événement (comme ici et ). Or si le diable est dans les détails, le réalisme, lui, se trouve résolument dans les dialogues. Il faudra y revenir plus longuement.

Nathalie Baye dans Le petit lieutenant de Xavier Beauvois

(1) En réalité, et par un phénomène difficile à expliquer si ce n’est par une très légère hésitation dans la bouche, on voit poindre l’alcoolique que le personnage est censé avoir été dès sa première apparition dans le film. C’est très furtif, une ou deux secondes, tandis que la commandante Vaudieu affirme : « Je n’ai pas bu une goutte depuis deux ans » (05:44).

69

Mardi 29 juin

Une nouvelle salve de Javier Marías, même si j’ai moins aimé ce dernier roman, Si rude soit le début, que ses précédents. Perdue, évanouie, cette écriture gluante qui m’impressionnait tant, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il y avait tout de même bien assez de fulgurances pour que je les note (et essaie de m’en souvenir). Une nouvelle salve et une dernière salve avant quelques temps, car maintenant je dois écrire mon propre texte : tout est en place pour que je m’y mette.

« Pour quelle raison devrait-il nous aimer, celui que nous désignons d’un doigt tremblant ? Et pour quelle rasison serait-ce précisément celui-là, comme s’il devait nous obéir ? Pour quelle raison devrait-il nous désirer, celui qui nous trouble ou nous excite et dont nous sommes éperdument amoureux ? Pourquoi un tel hasard ? Et quand il survient, combien de temps cela durera-t-il ? Pour quelle raison devrait durer quelque chose d’aussi fragile, d’aussi précaire, le plus bizarre des assemblages ? L’amour partagé, la voluptueuse réciprocité, la fièvre mutuelle, les yeux et les bouches qui se pourchassent simultanément, les cous qui s’étirent pour entrevoir l’élu parmi la foule, les sexes qui cherchent à s’unir à maintes reprises et ce goût étrange de la répétition, revenir au même corps, repartir et revenir… En général, personne ou presque ne correspond exactement à l’autre […]. »

« Elle se dirigea alors vers sa chambre, sans hâte, sa cigarette à moitié fumée dans une main, le paquet et le cendrier dans l’autre, il ne resterait aucune trace de son incursion. Elle regagnait, comme chaque soir, son lit de douleur, si ce n’est que, cette fois, elle rapportait un humble butin, une sensation. Les sensations sont instables, elles se transforment dans le souvenir, elles varient, elles dansent, elles peuvent prévaloir sur ce que l’on a dit ou entendu, sur le rejet ou l’acceptation. Parfois elles vous font renoncer, parfois elles vous donnent le courage de recommencer. »

« Peut-être imitais-je à présent les personnages de Hitchcock, stimulé par ce cycle auquel Muriel m’avait emmené sans qu’il eût à me tirer par la manche ; il y a, dans ces films, de longs passages où personne n’ouvre la bouche, sans le moindre dialogue, où l’on se contente de voir des êtres aller et venir ; quoi qu’il en soit, le spectateur regarde l’écran, hypnotisé, de plus en plus intrigué, au comble de l’angoisse sans qu’il y ait pour autant de raison objective. C’est la simple observation qui crée l’angoisse et forge l’intrigue. Il suffit de poser les yeux sur quelqu’un pour que nous commencions à nous questionner et à craindre pour son sort. »

« Et rien ne procure plus grande satisfaction que quand elles ne veulent pas, mais ne peuvent dire non. Après ça, une fois qu’elles se sont vues obligées de dire oui, la plupart acceptent, je te le garantis. Une fois qu’elles ont essayé, elles en redemandent, mais elles garderont toujours le souvenir, le sentiment, la rancoeur de n’avoir pas eu le choix la première fois. Et tu ne peux pas le savoir, bien sûr, mais rien de tel qu’un désir tout neuf emprunt d’une vieille rancoeur. »

« l’âge de Mariella Novotny quand ils l’avaient assassinée ou qu’elle était morte ou s’était suicidée »

« La notion de temps des candidats au suicide doit être étrange, car il appartient à eux seuls d’en finir, et ce sont eux qui décident du moment, c’est-à-dire de l’instant qui peut être un peu plus tôt ou un peu plus tard, et il ne doit pas être aisé de le choisir, ni de savoir pourquoi maintenant et non pas quelques secondes pus tôt ou plus tard, ou pourquoi aujourd’hui et non pas hier ou demain, avant-hier ou d’ici deux jours, pourquoi aujourd’hui alors que j’en suis à la moitié d’un livre et que la nouvelle saison de la série télévisée que je suis depuis des années va bientôt passer, pourquoi je décide que je ne vais pas la regarder et que j’en ignorerai à tout jamais le dénouement ; ou pourquoi je cesse de regarder d’un oeil distrait un film que diffuse une chaîne sur laquelle je suis tombée, par hasard, dans cette chambre d’hôtel – ce lieu de passage que j’ai choisi pour me donner la mort sans témoin, seule – n’importe quoi peut éveiller notre curiosité à laquelle nous sommes sur le point de dire adieu ainsi qu’à tout le reste : nos souvenirs et nos connaissances engrangés avec patience, nos angoisses et nos efforts qui, à présent, nous semblent vains ou, en réalité, sans importance ; ces images qui ont défilé sans fin devant nos yeux, ces mots saisis par nos oreilles, passives ou aux aguets ; ces rires insouciants, ces exultations, ces moments de plénitude et d’angoisse, de désolation et d’optimisme, sans oublier ce tic-tac qui n’a cessé de nous accompagner depuis notre naissance, qu’il nous appartient de faire taire et auquel nous devons dire : « Jusqu’ici et pas plus loin […] »

« J’entrai le dernier : j’avais peur de voir la scène, surtout si elle s’était pendue ou s’il y avait du sang, tout en ne souhaitant rien en perdre, maintenant que j’étais là, jamais, jusqu’ici, je n’avais contemplé aucun mort. »

 » il ne sert à rien de se prémunir, de se protéger ou de protéger qui que ce soit, il est donc absurde de souffrir à l’avance ; car, quoi que l’on fasse et en dépit de toutes nos précautions, le pire peut survenir. Et pour peu qu’il se produise, il est déjà trop tard. Et pour peu qu’il se produise, c’est fait. Comme tu le vois, elle est à présent assez détendue avec ses enfants. Au point de les laisser soudain orphelins. »

« en ma présence rien ne laissait transparaître qu’entre lui et Beatriz il y avait jamais eu ce que je savais qu’il y avait, ou peut-être qu’il n’y avait plus (on ne sait jamais au juste ni quand ça commence ni quand ça finit chez les autres) »

« l’instinct retient notre main, elle s’engourdit, elle se crispe. Cela n’a rien à voir avec la volonté. La tête peut vouloir en finir, mais la main refuse de se faire du mal » (cf le film Plongeons : la tête/les genoux)

« Chaque fois que l’on a hâte de voir quelqu’un ou de lui faire part d’une trouvaille, on a également tendance à repousser le plus possible le grand moment. Cela n’arrive, bien entendu, que si l’on est sûr de voir, tôt ou tard, la personne ou de lui relater notre histoire. »

68 – essai1

Lundi 28 juin

Quand j’ai rencontré puis connu Élodie L., elle vivait dans un petit appartement parisien. Elle vivait seule, mais pas solitaire. Entre les murs immaculés car fraîchement repeints de ce qu’elle appelait son « vaisseau » allait et venait quantité de monde, tous amis, collègues ou inconnus qu’elle voulait mieux connaître et avait invités à prendre le thé dans son minuscule salon, minuscule mais cosy, cosy quoique très simple et très sobre. Et de fait, les trois pièces en enfilade donnant du même côté sur une cour intérieure, le peu d’ameublement tout en bois naturel, les quelques cadres accrochés aux murs à hauteur d’yeux comme autant de vues sur le monde, la bibliothèque fournie qui faisait tout le tour de la chambre à coucher, la mezzanine qui surplombait le bureau, tout cela faisait comme un bateau immobile, un refuge confortable au milieu de la ville.

Je pourrais dire que cet espace – mais il me semble qu’on devrait pouvoir le faire pour chacun sans risquer de se tromper – était à l’image de celle qui l’occupait. Solide, paisible, joyeux. Je pourrais même ajouter – mais au risque cette fois d’inoculer un soupçon d’ironie à l’expression, ou plutôt à celui qui l’emploie ici, à savoir moi, le narrateur, puisque je sais la méfiance voire la détestation que portait Élodie à ce vocabulaire faussement bienveillant et surtout creux – que tous deux dégageaient une belle énergie. Une énergie telle en tout cas qu’elle m’attira comme un aimant. Voilà : les dents blanches spontanément exhibées d’Élodie et les murs élégamment décorés de son appartement me plurent autant les unes que les autres quand je les découvris, les unes d’abord, les autres ensuite, mais dans un temps les uns des autres assez peu éloigné. Aussitôt et pour longtemps je ne voulus plus les quitter. Plus exactement, je ne fus plus capable de le faire durablement, quitter le lieu et plus exactement la femme qui l’occupait, et plus exactement son corps et notamment sa voix, si tant est que la voix puisse considérée comme une partie du corps, ou plus exactement les pensées que celle-ci, voix ou femme, exprimait avec une gaieté constante empreinte d’une certaine suavité. De sa gaieté suave pour ainsi dire, la voix donc d’Élodie, grave et dynamique, partait sur des accents vifs pour finir légèrement plus lente, presque traînante, quelque chose de vraiment très étrange à entendre, et avec ça un peu éraillée, comme luttant constamment et avec succès contre des entraves invisibles, comme s’en libérant d’abord en un éclat soudain et victorieux avant de s’apaiser et de se laisser languir un temps, une demi-seconde à peine. Avant d’entamer la phrase suivante.

Bref j’étais amoureux. J’en avais bien besoin. Je sortais d’une histoire pénible, douloureuse, une histoire qui avait tardé à prendre fin et par dessus le marché avait connu un terme encore plus poisseux que les longs mois pourtant déjà peu glorieux qui l’avaient précédé. Ce nouvel amour me tomba dessus sans crier gare, en quelques heures, et il le fit à point nommé. J’ignore si l’on peut s’empêcher de donner une justification rétrospective, ou du moins un sens après-coup à l’irruption inattendue des sentiments, quels qu’ils soient. J’ignore si ce réflexe à la fois logique et narratif de la pensée est chose souhaitable, s’il ne tient pas tout bêtement d’une sorte de superstition, et dans ce cas s’il est bon d’y céder et encore moins, ou encore plus, de s’y complaire. Je me demande s’il ne s’agit pas là de se tromper davantage encore qu’on le fait le reste du temps pour parvenir à mener à bien les affaires quotidiennes, disons les affaires courantes, en niant autant que possible l’inanité de nos existences et l’absurdité des destins humains, qui ne sont, précisément, pas des destins mais plutôt des combinaisons plus ou moins heureuses, des collisions plus ou moins longues et plus ou moins enviables de hasards et de déterminismes. Mais le fait est que lorsque je retisse le fil de ma vie affective, je peux trouver une place – une place de choix – à la rencontre que je fis puis la connaissance d’Élodie. Je peux le faire très facilement, aussi facilement qu’on le ferait d’un des quatre coins d’un puzzle, pour autant qu’un fil puisse se doter d’angles droits.

Et pour employer une autre image, raconter cette histoire bizarre – raconter surtout ce qu’elle m’a fait faire, cette histoire, ce qu’elle m’a fait accomplir, qui fut digne d’un détective privé et que je n’aurais jamais imaginé accomplir un jour de mon plein gré, de mon propre chef même et pour ma seule gouverne – serait comme enfoncer une bonne fois le dernier clou du cercueil, non pas celui d’Élodie désormais morte et incinérée, mais de cet amour, le cercueil de cet amour si l’on veut bien, celui qui m’a mené je ne savais où alors, enfiévré que j’étais à sa naissance, mais à terme et sans que je l’aie jamais, je crois, totalement choisi au point où je me trouve à présent.

67 – vétérans

Dimanche 26 juin

Theatro de guerra de Lola Arias

Il est des films dont la plus grande qualité est de plaire par surprise ; de marquer pour longtemps alors qu’on les regardait au départ d’un oeil méfiant. Le documentaire Theatro de guerra est de ceux-là. Pour faire parler de la guerre à des vétérans, la réalisatrice Lola Arias a imaginé de bien étranges détours. Elle a demandé à d’anciens soldats de la guerre des Malouines de rejouer devant sa caméra les événements à l’origine de leurs traumatismes. Ce faisant, le film accomplit un acte fort, radical, il instaure la mise en scène comme lieu du témoignage à part entière. C’est l’inverse de tout ce qu’on a appris. À nous donc de nous accommoder de la situation. Dans un premier temps, et malgré l’aspect bon enfant de ces premières scènes où des hommes tous très sympathiques semblent jouer à la guerre comme le feraient des gosses de dix ans, il est difficile de ne pas les trouver dans une posture délicate, pour tout dire de les croire pris au milieu d’une toile un peu trop artificielle. On se dit : la réalisatrice a eu une illumination, elle a dégagé un concept, le récit de guerre décalé, et les voilà coincés dans les mailles de sa fausse bonne idée.

Et pourtant, ce qui se passe au fil des scènes tournées est d’une grande puissance. Car l’aspect enfantin, s’il est toujours présent tout au long du film, finit par passer en sourdine, tandis que d’autres choses, nombreuses, en rafale même, arrivent avec le récit, que de simples témoignages ne sauraient jamais montrer aussi clairement. Et ce dont on avait l’intuition peut enfin apparaître au grand jour. Tout d’abord, que la souffrance psychologique est d’une intensité variable selon les circonstances de son expression. Elle peut poindre à n’importe quel moment et prendre à la gorge, mais il est aussi possible de s’en amuser avec ses potes, de la manipuler comme de la pâte à modeler pour lui donner mille formes, voire de la faire disparaître.

C’est sur tous ces registres potentiels que joue le documentaire, qui permet à ces hommes, Argentins et Britanniques miraculeusement mêlés, devenus complices (au moins) le temps de l’expérience cinématographique, à commencer par le charismatique Lou et son double complémentaire Marcelo – un homme d’une beauté et d’une sensibilité remarquables – aussi bien de revivre, de partager que de se distancier de ce qu’ils ont vécu il y a presque quarante ans. Visuellement, le mélange des genres et des approches est l’occasion pour la réalisatrice de produire des images qui rappellent immanquablement les photographies d’un Jeff Wall, et comme lui, d’en interroger aussitôt l’authenticité. Celle-ci est-elle seulement possible dans un documentaire ? La tentative de coller au réel et plus encore de faire revivre le passé n’est-elle pas vaine par définition ? Mais le plus extraordinaire ici est sans doute que par ce dispositif théâtral, le choix assumé de l’artifice, toute dimension morale disparaît de manière quasi immédiate. Par surprise, on l’a dit.

Les hommes postés devant une carte du théâtre des opérations rient de s’être lancé des roquettes lorsqu’ils tenaient la tranchée les uns en face des autres. Ils forment ensemble un groupe de musique un brin ringard, les paroles de leur chanson prennent à parti leurs auditeurs. Marcelo lit le passage d’un journal intime évoquant le désarroi des soldats retrouvant leurs familles. Les sources de discours se multiplient (point qui m’intéresse plus que tout autre en ce moment). Or c’est là, dans ce détour permanent que quelque chose, par exemple l’empathie ou peut-être la compréhension, est possible pour celui qui regarde.

Chacun des protagonistes essaie ainsi de raconter les effets souvent absurdes du traumatisme qui le ronge encore. L’un d’eux a dû tuer des prisonniers de guerre, il ne peut plus manger de corned-beef. Il saute sur place au milieu du studio pour mimer dans un même geste ses crimes et sa faim de l’époque. Un autre semble vouloir à tout prix imiter Jackie Chan ; plus tard, son duel amical avec un jeune homme le révélera pourtant bien plus vif et efficace qu’il n’y paraissait. Lou revoit aux moments les plus inattendus le corps mutilé de l’Argentin qui est mort dans ses bras, pour la seule raison, explique-t-il, que cet homme lui avait parlé en anglais. Il ressasse la scène d’agonie tout au long du film, comme il le faisait déjà au sortir de la guerre dans une interview d’une chaîne britannique et comme les techniques de guérison des troubles post-traumatiques le préconisent. Immanquablement, l’effet est comique. Par la puissance de suggestion de la parole, la piscine où Marcelo a appris à nager devient – et ne devient pas – la rivière où il a failli se noyer. Pour finir, les vétérans passent le relais à de jeunes gens pour jouer la scène matricielle, celle où meurt l’Argentin éventré, et dessiner une ultime image que les premiers pourront à leur tour contempler : une image figée, impeccablement composée et proprette de ce qui n’est en réalité pas autre chose qu’une boucherie. Indicible, la boucherie.

66 – notes10

Jeudi 24 juin

Partie 1

– Début de la relation narrateur/femme

– conversation entre la femme et son amie (mots-clés entendus par le narrateur sans être compris)

– découvre le dossier dans la bibliothèque (et voit le nom de l’ex-concubin)

> elle lui explique ce qui s’est passé alors (et l’induit involontairement en erreur)

Partie 2

– Le narrateur fait des recherches, retrouve l’ex-concubin et se met à l’espionner

– découvre l’existence de l’enfant

> spéculations (qui est sa mère? Note une ressemblance avec la femme, est-ce le même type de femme, etc)

– de nouveau avec la femme, fait le test du prénom, qui s’avère insuffisant (spéculations supplémentaires)

Partie 3

– fait venir l’amie sous un prétexte fallacieux, elle lui donne sa version

– fait connaissance avec l’ex-concubin

– dans une cafétéria ou un bar, le fait parler avant de disparaître pour de bon

> alterner ces deux scènes, sans dominante (échos et effets de contraste)

Partie 4

– ultime conversation du narrateur avec la femme

– elle fait sans difficulté le récit du séjour chez les beaux-parents et de ses suites

> revenir sur les conversations précédentes avec les 3 protagonistes (reprise des mots et expressions antérieurs, le discours de la femme reste toutefois le discours principal)

– conclusion (narrateur)

65 – notes9

Mercredi 23 juin

Il faut trouver les circonstances d’émergence de trois discours différents (pas incompatibles, mais qui n’ont été joints par aucun protagoniste jusqu’alors) pour expliquer le départ de la femme.

Et que tous les personnages vivent dans la même ville.

– Discours de la femme (en deux étapes, englobe tous les autres discours) :

1) dans la bibliothèque, le narrateur trouve le dossier médical. Ce sera la seule trace de son passé.

> s’ensuit une discussion entre le narrateur et elle. La femme ne semble rien cacher de ce qui lui est arrivé mais dans les faits, elle se contente de répondre à ses questions (ce qui ne concerne pas le dossier médical à proprement parler reste ignoré du narrateur) – son attitude : elle n’a pas de secret mais ne se sent en aucune mesure obligée de tout dire. Cette attitude explique aussi qu’elle vive encore dans la même ville que son ancien compagnon.

– Discours de l’amie de longue date (en deux étapes) :

A) le narrateur entend des bribes de conversation entre elle et la femme (peut-être appelée Nadège, un prénom doux pour un personnage qui pourrait sembler égoïste) – cette scène intervient très tôt, quelques mots-clés sont prononcés, ils reviendront régulièrement (il faut attendre la fin pour en comprendre le sens)

B) il retrouve l’amie ou plutôt la fait venir (sous un faux prétexte) pour l’interroger et en savoir plus > pour qu’elle parle, imaginer un accord ? un service qu’il lui rendra ?

> les relations doivent toujours apparaître comme contractuelles (ou bien c’est dit à plusieurs reprises comme une vérité générale)

– Discours de l’ex-concubin : le narrateur a lu son nom dans le dossier, il le retrouve et se met à l’espionner.

Le narrateur découvre l’existence de l’enfant > spéculations sur l’identité de sa mère

Il fait le test du prénom auprès de la femme, qui s’avère insuffisant (spéculations en plus de celles déjà largement exposées)

Puis il use d’un stratagème : va faire connaissance avec lui sans dire ses intentions (ex à la salle de sport où il se rend trois fois par semaine) – conversation, le « guide » par ses remarques et l’amène à parler de son passé.

Important : le narrateur, une fois qu’il a sa réponse, disparaît du jour au lendemain du périmètre du mari.

2) Le narrateur revient sur ce qu’il a appris, elle lui donne sa version.

Tous les élements épars peuvent alors être rassemblés.

Mais c’est lui qui a « le dernier mot » (conclusion ou synthèse impossible, le réel multiplie les points de vue comme un auteur multiplie les fictions, opacité des faits, absence de vérité, etc)

64 – notes8

Mardi 22 juin

Naissance de la relation entre le narrateur et la femme

Découvre le dossier dans la bibliothèque – voit le nom de l’ex-mari

> elle lui explique ce qui s’est passé alors (elle l’induit involontairement et partiellement en erreur)

Le narrateur fait des recherches, retrouve l’ex-mari, se met à l’espionner

Il découvre l’existence d’un enfant

> spéculations (qui est sa mère? Note sa ressemblance avec la femme, est-ce elle ou l’ex-mari aime le même type de femme ?)

Test du prénom, qui s’avère insuffisant (spéculations supplémentaires)

problème : quel est l’élément ou l’événement qui la confond ? Le mari croit-il que c’est à cause de la dernière fc ? Le narrateur parvient-il à avoir une discussion avec le mari ? ou avec une vieille amie ?

> envisager au moins un malentendu :

1er malentendu : régulièrement revient le mot « complice » (leitmotiv de la femme), à dissiper à la toute fin. Le soupçon d’un meurtre en B plâne dès le début de l’entrée du narrateur en A.

un autre malentendu possible : la raison véritable du départ de la femme (cf discussion avec un tiers, voire l’ex-mari qui a mal compris ?), à dissiper à la toute fin (dissiper l’iun dissipe l’autre)

62 – eurêka (notes7)

Vendredi 18 juin

« Il n’y avait toujours pas de divorce et l’on était loin de s’attendre à le voir un jour réapparaître, à l’époque où Eduardo Muriel et sa femme se marièrent, une vingtaine d’années avant que je ne m’immisce dans leur vie ou plutôt qu’ils ne traversent la mienne [..] » (Javier Marías, Si rude soit le début)

Suite du billet précédent.

Il suffisait donc que je m’ôte de la tête que le narrateur, la narratrice en l’occurrence, serait celle qui confie ce qui leur est arrivé à elle, à son mari et à d’autres, et en faire un simple intermédiaire par lequel le récit du passé (récit B) pourrait se faire jour.

Dans cette perspective, la trame de A me semble à présent bien plus ouverte. Il devient plus facile d’imaginer différentes occasions de faire se déployer des discours de natures diverses : ainsi mon narrateur (ou pourquoi pas ma narratrice, mais alors ce serait bien un autre personnage féminin que celui, techniquement et jargonneusement intradiégétique à B et à A, auquel je pensais au départ) peut-il devenir un interlocuteur, occasionnel ou régulier, des protagonistes (le mari, la femme, les deux, des proches) ; mais aussi le témoin de discussions auxquelles il ne prend pas part ; ou encore, s’il se trouve plus franchement engagé dans la recherche de la vérité, peut-il interroger, obtenir des indices et parfois même, des réponses. En choisissant un narrateur qui ne sait rien de B quand A commence, un personnage qui doit mener une enquête pour savoir ce qu’il en fut, j’évite le narrateur bavard, j’échappe à la fatalité du monologue et à ses avatars, un monde s’ouvre, je respire.