231 – suite

Dimanche 26 juin

Je reviens sur le billet d’hier. Écrit parce que je ne parviens plus à lire un article de journal sans avoir le sentiment qu’il s’inscrit dans une toile narrative, une série de séries qui se tissent jour après jour, ou plutôt heure après heure – les Unes des sites d’actualités changeant plusieurs fois par demi-journée. Quel que soit le sujet persiste cette même impression, celle d’un feuilleton entretenu. Ici la séquence sans fin des élections françaises ; là l’invasion russe, ou plus exactement la résistance menée par Zelensky ; là encore, les désertions polissées de jeunes diplômés des grandes écoles (Greta est passée de mode) ; là enfin, les accusations de violences sexuelles ; telle péripétie prenant l’ascendant sur les autres en fonction de sa puissance émotionnelle.

J’ai réussi à m’en amuser sincèrement hier, pour un sujet dont on ne sait plus s’il est léger ou non. Mais la sensation n’est pas toujours aussi plaisante : par son ton, sa courte vue, sa découpe grossière, son inconséquence, le journalisme déréalise le réel. Or, la vie politique s’est pleinement adaptée à ce système d’affichage. Les deux – journalisme, politique – se répondent. Se nourrissent. Se confondent. Chacun y a trouvé son compte. Le résultat est une pauvreté analytique absolue. C’est terrible, parce que les deux disciplines sont censées, précisément, coller à la vie. L’une en rendre compte et l’autre la changer, ou l’organiser. Mais on a affaire ici à un simple ping-pong qui jamais ne s’arrête, un jeu mené en vase clos et dont la bêtise extrême finit par imprégner notre imaginaire même et réduire nos attentes. Seulement voilà : je ne me suis pas encore complètement faite à l’idée de tomber sur Plus belle la vie quand je clique sur un titre du Monde.

Ce constat est l’occasion de revenir sur le film France. J’avais conclu à sa sortie sans développer davantage que Bruno Dumont avait alors manqué son sujet. Le problème, en effet, du journalisme n’est pas, ou plus, sa recherche constante du sensationnel. Cette lecture du cinéaste arrive en retard d’une bonne génération. De ce point de vue, les anachronismes dans le film pullulent. Soyons clairs. Il n’y a plus grand-chose qui soit encore susceptible de nous remuer. Et si le spectacle de migrants sur un bateau, pour reprendre une scène du film, était à ce jour capable de faire exploser l’audimat au point de retourner l’opinion en leur faveur, à vrai dire je pourrais m’en satisfaire.

Concernant les médias contemporains, le mal est en réalité plus profond, plus grave (au sens étymologique du terme : lourd, ancré). À la décharge de Dumont, il est sans doute aussi plus difficile à pointer dans un film et à rendre visible. Faire du traitement médiatique un maillon de la société du spectacle ne suffit plus. Ces dernières années on a passé un cran. Le problème, notre problème est ce qu’il faut bien appeler l’incapacité des journalistes à penser. Ils transforment la vie et son foisonnement en bouillie sans mémoire. S’en contentent. Alors donc, rions des petits tracas individuels des personnages linéaires qui croient décider de notre quotidien, cheffaillons d’état, de partis et d’opposition. Prenons-les pour ce qu’ils sont : des fictions divertissantes.

Ce billet par la suite m’a amenée à réfléchir à mes « vieux démons », ou plus modestement l’une de mes marottes, à savoir la méfiance presque viscérale que j’éprouve, précisément, envers tout récit. Ainsi serais-je tentée, dans un réflexe commode, de décréter que le drame dans toute cette affaire réside dans une tendance communément partagée à vouloir faire partout et pour tout du récit – comme lorsqu’on nous ressort à chaque augmentation du taux d’abstention que la France manquerait d’un récit national fédérateur, propos que je déteste pour la… pauvreté de la pensée qui le produit.

De même, en politique, on sait quelle part démesurée a pris le storytelling ces dernières décennies. Il y a désormais une règle simple dans le milieu politique : tu cases ton storytelling sur twitter (240 signes, tout de même) et tu feras le buzz. Et s’il le faut, répète-le en boucle. Tout cela va ensemble : la narration, par l’affect qu’elle génère, nous berce. Elle endort notre sens critique. C’est sa grande force. Pour cette raison je m’en méfie.

Je dois pourtant me méfier de ma propre méfiance. M’obliger à le faire. Car il est aussi tout-à-fait possible de créer des histoires complexes. Il faut garder en tête ce fait simple et indubitable. Ce n’est pas vrai, tout récit ne tire pas vers le bas. Pour ne pas l’oublier la littérature est un bien précieux. Un refuge de l’esprit qui au lieu de le bercer, le réveille bel et bien. Ce n’est donc pas la tendance « naturelle » ou spontanée des êtres humains à faire récit de tout bois qui est à remettre en cause, mais bien plutôt leur paresse. Une paresse intellectuelle semblant parfois, disons, un puits sans fond. Je crois que c’est là le fléau qui est capable de me rendre le plus triste, lorsque je ne suis pas d’humeur à en rire, avec la destruction du vivant. Mais à bien y réfléchir, les deux – négliger la pensée, mépriser la vie – s’avèrent une seule et même chose.

Dans un prochain épisode (!), et pour prouver à mes lecteurs que je ne suis pas seulement une réac qui passe ses dimanches à fustiger l’époque, je raconterai comment, sur les réseaux sociaux, j’ai trollé une professeure qui déplorait le manque de maîtrise de la langue, de la grammaire et de l’abstraction – et donc, cela va sans dire, l’incapacité à penser correctement – des « jeunes-d’aujourd’hui ». La pensée, nous devrions le marteler, ce n’est pas uniquement la langue écrite, mode d’expression qui fut accaparé, tel un capital financier, dès son invention par des commerçants et propriétaires terriens mésopotamiens, par une seule catégorie, la plus aisée bien sûr, de la population. Et il faut croire sans réserve non seulement en l’intelligence humaine, mais encore en la multiplicité de ses formes. Comme quoi, moi aussi lorsque la pulsion me prend je sais utiliser les outils de mon temps et en faire l’usage pour lequel ils ont été créés.

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