290 – inculte-s

Vendredi 30 décembre

On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.

Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.

Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.

Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.

En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.

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