Lundi 9 janvier
Étonnant que ce titre de billet ne soit pas apparu plus tôt dans Sarga, tant la question de l’absence me semble essentielle dans le processus de création. On l’associe en général au désir. Il faut croire que c’est un peu la même chose. Mais cette absence (d’absence) tombe bien, puisqu’elle me permet aujourd’hui de l’accoler (mon titre) à Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Le film est sorti en 2018, douze ans après Bled number one, dont j’avais parlé il y a peu. Le réalisateur entre temps a fait du chemin, la prise de vue est plus nette, plus experte et, même si le film semble avoir été fait lui aussi avec assez peu de moyens, le résultat moins cheap. Pour ces raisons je l’ai trouvé plus facile à regarder. Il me semble que la maîtrise du rythme des scènes a beaucoup joué également. On suit un médecin urgentiste tentant de sauver les malades et les blessés qui affluent à l’hôpital de la ville où il habite. L’histoire se déroule dans une grande période de confusion, plus ou moins contemporaine, où milices, agents de sécurité et vrais/faux policiers et militaires multiplient les exactions contre la population. Le docteur lui-même est menacé de mort. « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Lui demande un ami. « Continuer » répond-il du tac au tac, comme refusant de se laisser seulement le temps de la réflexion ; « Continuer », répond-il vu de dos, comme déjà absent à lui-même. Ici et ailleurs à la fois, fantomatique ou bien saint.
Le film, porté par son acteur principal Ramzi Bedia, est remarquable. J’ai eu plaisir à retrouver l’ancien comique, dont je me souvenais comme d’un grand maigre nerveux, si différent. Il apparaît ici dans la quarantaine, clairement renforcé par les années, rendu à la fois plus tranquille et plus solide. Son torse, filmé dans de nombreux plans, est large ; le dos, toujours légèrement courbé au niveau des épaules, a gagné en épaisseur par un mélange harmonieux de muscles et peut-être de graisse (ni les uns ni l’autre à vrai dire n’accaparent l’œil, le torse reste un bloc constant, une simple présence denuée de toute volonté de démonstration), révélant ainsi une silhouette sage, et finalement assez noble. Les joues aussi ont épaissi sous la barbe. L’ensemble donne une incarnation particulièrement réaliste à ce médecin épuisé mais certain de son devoir. Pour le dire simplement : 1) on croit au personnage et 2) on aime suivre ce corps-là.
Or, une telle présence à l’écran est précisément ce qui permet d’en absenter d’autres (corps). Tout d’abord ceux des morts, à commencer par le cadavre du beau-frère assassiné, qu’on ne verra ni sur la table d’opération tandis que le docteur tentera de le sauver, ni à l’occasion de son enterrement. Cette dernière scène, magistrale, consiste pour la caméra à filmer un à un les hommes venus ensevelir le fils, le frère ou l’ami disparu, à proprement parler. Ces quelques hommes sont en hauteur, ou du moins seul le haut de leur corps est visible (ils ont les jambes coupées, hors du cadre). Chacun est occupé à recouvrir de terre celui que l’on ne peut que deviner. Les hommes se relaient. Un vieillard face à nous se penche et choit presque entièrement sur un monticule pour jeter quelques poignées de ses mains, sans broncher. C’est peut-être le père. Ce père est poignant.
Et pendant le défilé aussi long que silencieux, l’acte qui consiste à couvrir le corps d’un être que l’on a connu et aimé sous des couches de terre devient proprement vertigineux. La force de suggestion est soudain si grande qu’elle m’a rappelé des scènes vécues de deuil, à moi qui n’ai jamais assisté à un enterrement. Mais la folie qu’est la mort, cette aberration qui transforme une personne vive en une masse de chair n’en est que plus frappante dans ce superbe passage, sans dépouille exposée. On atteint là une sorte de quintescence. D’autres gestes impensables viendront ensuite, générés cette fois non plus par nécessité hygiénique ou par le besoin de mener un rituel commun d’adieu. Mais la chaîne de causalité n’en est pas moins sordide, dont le point de départ serait la cruauté pure. Gratuite, dispensable, absurde.
Ces gestes fous, impensables donc, sont ceux qui consistent à (devoir) ôter une balle de la chair humaine. Si les corps des victimes, bonnes ou mauvaises, sont retirés de notre vue, si seuls les bras et la figure du docteur apparaissent dans ces scènes à répétition, et si l’on entend alors seulement le tintement des morceaux d’acier recueillis puis jetés dans une coupelle et le cri du cardiomètre, c’est sans doute pour rendre dans le même temps plus vraisemblable et plus impossible (inenvisageable et pourtant fatalement imaginé par l’esprit mis à contribution du spectateur) la situation tragique de ces corps. Le médecin ne demande-t-il pas pendant l’un de ses courts moments de repos : « Comment en est-on arrivé là ? » ? Il reste incrédule face à ce dont il est partie prenante.
La torture, enfin. Elle aussi est de ces gestes. Celle infligée au docteur, et dont on ne verra que le résultat sur son visage tuméfié : il hurle tandis que nous est montrée la main du tortionnaire en train d’actionner la gégène. Le geste semble anodin, banal et d’une simplicité enfantine. Il crée pourtant un gouffre. Celui qui sauve des vies connaît les pires souffrances et frôle la mort. Dans le passage de vie à trépas, au même titre que dans celui d’une existence paisible au chaos politique et de l’intégrité du corps à son supplice, quelque chose demeure, irréductible. Le basculement échappe toujours à l’entendement. D’évidence cependant – et c’est là l’unique certitude qu’on gardera du film -, ces trois mouvements, en dessinant ici les dimensions politique, physique et existentielle des actions humaines, sont inextricablement liés.