272 – sundown

Mardi 15 novembre

Le hasard a fait que mon premier Michel Franco fut aussi mon premier achat en ligne d’un film. Je n’en suis pas fière mais la chair est faible hélas et j’ai vu tous les films (qui du moins, parmi ceux disponibles gratuitement, me faisaient envie).

Celui-ci est bon. Ses acteurs, excellents – Tim Roth comme toujours, mais il faut dire qu’il a assez peu à faire ; Charlotte Gainsbourg, parfaite en héritière anglaise (1), tout comme Henry Goodman en avocat aussi discret qu’efficace. Je suis étonnée de la réception mitigée, voire franchement hostile du film par la presse spécialisée. Celle des Cahiers du cinéma et plus encore de Critikart, dont les articles souvent me conviennent. Toutefois, au cours mes recherches je suis tombée sur une pépite écrite par un « amateur ». Il faut la lire. En voici le lien.

Rien à retirer, une ou deux choses à ajouter. Concernant le découpage habile de l’histoire par le réalisateur, je la salue à mon tour, puisqu’il accomplit une grande prouesse, celle de laisser les liens entre tous les personnages dans une étrange suspension.

Celle-ci est en effet la clé de lecture du film : d’emblée un refus de la morale s’opère (la morale se suspend avec les signaux attendus des relations au sein de la famille autant que dans le milieu populaire d’Acapulco où se mêlent délinquance, mafia, farniente, tourisme et sentiment amoureux). Ce retrait de la morale se fait en effet au bénéfice d’une attention portée aux situations dans leur matérialité. Mais cela a déjà été écrit.

Revenons plutôt sur l’image du mélanome. Sa première occurrence a lieu assez tôt dans le film. Une ancienne et précoce hypocondrie transformée au fil du temps en un intérêt total pour le corps humain – oui, il arrive aussi que des passions tristes finissent par s’égayer – m’a fait reconnaître immédiatement la nature de ce furtif indice, et penser en conséquence que le personnage central, Neil, se savait souffrant. D’après les critiques tous n’ont pas perçu ce moment. Mais pour qui a identifié le symptôme de la maladie, toute l’attitude du héros est dès lors éclairée à la lumière (assommante) de ce soleil de plomb, dont l’image revient avec insistance chaque fois que le malheur s’abat un peu plus sur lui.

Cette information scénaristique, une fois saisie et parfois donc très tôt, a deux conséquences. La positive est que chaque exposition de Neil au soleil produit a minima un malaise. Pour les spectateurs les plus réceptifs, dont je suis, la gêne est même physique. Voir scène après scène le héros se faire griller la peau c’était comme me brûler moi-même – le climax étant le moment où, dans la cour de la prison, Neil s’arrache quelques lambeaux pelés. Chaque plan, aussi paisible semble-t-il, est empreint de douleur (la mienne), du moins de sa promesse (la sienne) et pas seulement intérieure (les nôtres) : une douleur à fleur de derme. Une matérialité morbide, non pas glauque mais gorgée de mort, parvient ainsi à contaminer le reste du film, à tel point que l’on pourrait dire que ce dernier n’est rien d’autre que la chronique silencieuse d’un organisme en train de s’autodétruire.

C’est un élément positif non seulement au sens où quelque chose se passe. Bien plus encore : toute expérience sensorielle, à mon sens, est un cadeau du ciel.

L’autre conséquence, moins plaisante, est que la lecture des comportements du personnage est elle aussi influencée par notre savoir. Il ne s’agit pas tant ici d’un Bartleby, un homme qui fait sécession pour mieux révéler l’absurdité du monde et de ce après quoi chacun semble courir (exemplairement : l’argent, le luxe, les gages d’amour familiaux), que d’un individu face à la certitude de sa mort prochaine. Le film ne s’ouvre pas sur un gouffre, il trace une trajectoire, suit une psychologie. C’est alors, disons, un peu moins fort. Plus trivial.

On a un semblable sentiment de (légère) déception quand Alice, la sœur du héros, accepte sans broncher la part d’héritage de son frère. Après avoir fait des pieds et des mains pour retrouver un peu de l’attention fraternelle, s’être plainte d’avoir été trahie et abandonnée par Neil, elle ne dédaigne pas ce don inexpliqué de la moitié de la fortune familiale. S’en tenir là aurait laissé un formidable goût d’hypocrisie et de vénalité. Mais Neil s’empresse d’expliquer dans la scène suivante que sa sœur « mérite » cet argent car des deux, c’est elle qui s’est investie dans l’entreprise familiale.

D’ailleurs, si l’on y réfléchit, on réalise qu’il y a quelque chose d’absurde à donner sa fortune aux trois êtres qu’on aime quand on sait qu’on va bientôt mourir. On apprend dans le film qu’Alice et ses deux enfants, autrement dit le neveu et la nièce du héros sont toute sa famille. Ils sont tout ce qu’il a. Tout laisse donc penser qu’à sa mort, ce sont eux qui auraient hérité de sa fortune. De toute façon. À moins que Neil ne souhaite éviter à tout prix à ses proches de payer des impôts sur la succession à venir, ce don est inutile. Or, rien n’est dit d’un tel calcul. On voit Neil décider de se débarrasser de ses biens sur un coup de tête. Et l’on imagine tout de même assez mal un homme capable de tout abandonner, saisi comme l’est cet homme d’une force qui le déborde, réfléchir en bon capitaliste soucieux d’optimisation fiscale.

Le don, reconnaissons-le, n’a pas grand sens, et plus probablement le personnage est-il perdu. On le serait à moins. On apprendra d’ailleurs à la fin du film que le cancer a métastasé au niveau du lobe frontal, zone du cerveau qui, comme chacun le sait, contrôle la prise de décision et les rapports sociaux. Un lobe frontal endommagé entraîne un changement de personnalité, une apathie et une réduction du langage. Rien n’empêche de voir dans l’attitude étrange de Neil et son mutisme presque total une conséquence (bête, triste et inévitable) de sa maladie.

C’est une hypothèse mais nulle preuve ne le certifie. Et surtout, on sent bien en lisant toutes ces possibles interprétations que ce n’est pas là l’essentiel. Ainsi dans Sundown les choses – explications, relations, décisions – , semblent-elles souvent un peu bancales. Peut-être du fait de la volonté du réalisateur, mais peut-être pas toujours. Et si elles s’avèrent parfois confuses, c’est parce qu’elles ne sont en réalité pas indispensables.

C’est pourquoi le film, bien que déjà très réussi, aurait gagné à taire tout à fait ce qui finalement relevait du hors champ de l’histoire – histoire qu’on peut résumer ainsi : un homme se dégage de ses obligations. Gagné à rester à l’os, nous le donner à ronger et rien de plus. Il aurait dû, je crois, renoncer à s’expliquer. On pourrait dire pour y voir clair : comme le fait Melville dans son célèbre roman, aussi simplement. En prenant le parti de se concentrer sur ce qui se joue véritablement sous nos yeux, sans doute Sundown aurait-il accru, et accru d’une manière encore plus terrible sa puissance de décomposition.

(1) Notamment, son jeu tandis qu’elle apprend l’hospitalisation puis la mort de sa mère est incroyablement juste.

271 – au langage : adieu !

Lundi 14 novembre

J’apprends (sans plus de détails) qu’une querelle a opposé Godard et Pasolini au sujet de l’usage de l’usage du terme langage pour parler de l’art. Le refus de Godard de dire que l’art revient à inventer un langage m’étonne car dans le film À vendredi, Robinson, le réalisateur affirme à plusieurs reprises que l’association des mots et des images constitue pour lui un langage. 

Trois possibilités à ce changement : 

1 – Godard avait la manie de contredire ses interlocuteurs, quitte à se contredire lui-même d’un jour à l’autre (il y a des gens comme ça, et ce ne sont pas les moins intéressants)

2 – au fil des ans son avis a évolué dans le sens de Pasolini, au point de voir dans son œuvre une invention linguistique, avec vocabulaire et grammaire propres,

3 – l’isolement et la vieillesse aidant, son esprit est devenu moins acéré, et donc moins vigilant, et donc moins exigeant, à la fin de sa vie. 

Une combinaison des trois options, une fois passés l’âge d’or du structuralisme et la mode du jargon sémiotique avec tous les débats d’intellectuels afférents, est aussi envisageable. 

Concernant l’usage du mot langage qu’il m’arrive de faire mien pour évoquer la création artistique, reste à savoir si c’est là un emploi a) pertinent – si c’est exactement cela, un langage, qu’il s’agit -, b) approximatif, ou bien c) métaphorique.

Pour ma part je penche pour la dernière possibilité. Tout d’abord pour une raison statistique : on sait que la langue se construit beaucoup par métaphores. À chaque fait nouveau ou mal dégrossi son lot de métaphores, comme autant de renforts à la compréhension et au partage de celle-ci.

Puis par malice : ce serait drôle s’il s’avérait qu’on parle d’invention d’un langage dans une œuvre littéraire par pure… métaphore. Si on voulait développer une telle idée dans un essai, son titre serait immanquablement La littérature comme langage, ou, dans le plus pur style godardien : Langage de la littérature et littérature du langage. Ou mieux encore, cette fois pour parodier Lacan : La littérature est structurée comme un langage. Bref, d’avance, la marrade.

Enfin par sens pratique : la métaphore a le mérite de dire la chose, et de ne jamais la dire. Or ce genre d’entre-deux , ou plutôt de double pôle s’avère toujours fécond. Pour réfléchir il faut savoir prendre le risque de l’erreur – à condition, toutefois, de réfléchir vraiment et non de s’installer dans des automatismes de langage (on revient à notre point 1). L’idéal serait donc que je prenne le temps, la peine et le risque de réfléchir plus longuement à cette question d’emploi.

270 – autoportraits

Dimanche 13 novembre

Je découvre via ce documentaire Albrecht Dürer (1471-1528) et ses incroyables autoportraits.

Quelques-uns d’entre eux, les plus simples, les plus fragiles, dans l’ordre chronologique :

Le tout premier. Il a 13 ans.
Autoportrait à l’oreiller (il a 20 ans)
À environ 35 ans, sans bras.
Il a ici environ 51 ans. Le visage semble avoir été étonnamment rajeuni. Le corps, lui, n’est pas épargné.

269 – eo

Samedi 12 novembre

Viens de voir Eo de Jerzy Skolimowski, non sans au départ une légère appréhension, car j’avais été assez fascinée par Essential Killing et me doutais d’après la bande-annonce que l’épure cette fois n’y serait plus. Mais contre toute attente, la filiation avec le film de 2010 m’a semblé plus frappante que la rupture. Dans E. K. les forêts étaient blanches, ici elles sont rouges. À chaque fois, sublimes. Dans les deux films des personnages muets fuient et/ou errent au gré des circonstances. Leur solitude en commun, chaque rencontre avec les humains prend le tour d’un accident, avec le sentiment que cette forme de nomadisme pourrait durer des heures si le héros ne finissait par mourir, pas clairement dans E. K., plus bruyamment dans Eo (1). Car dans ces films où le personnage n’a d’autre but que le vagabondage, il faut bien que quelque chose s’arrête et laisse place au générique final. C’est une contrainte légitime du réalisateur, mais pas seulement.

Le constat, en effet, y est toujours le même : les hommes condamnent celui qui ne leur ressemble pas et est incapable de suivre leur agitation à une mort certaine. C’est une question de mouvement. D’incompatibilité de mouvement : les errances des uns et de l’autre ne sont pas du même type, ne suivent pas les mêmes lois, y compris rythmiques. A l’image de la jeune écuyère de cirque, la première propriétaire d’Eo qui l’aime tant mais doit repartir à moto après lui avoir fêté brièvement son anniversaire. Animaux et êtres humains ne peuvent faire autrement que se croiser. Mais dans Eo le propos se radicalise en même temps que le sentiment d’une impasse – une impasse qu’on pourrait qualifier d’ontologique.

Ici, les hommes eux-mêmes ne savent faire autre chose que s’entredéchirer. Ils multiplient les conflits et les comportements grotesques (cf la scène de dispute au fumet incestueux entre une Isabelle Huppert totalement sordide, au visage sans âge et caché sous un masque de maquillage, et son superbe fils, cliché de l’aristocrate décadent ; l’inauguration désuète d’un entrepôt par les notables ventripotents du bourg), assassinent gratuitement (un chauffeur sympathique), courent après des ballons au nom d’une couleur, celle de leur équipe, pour finir par se donner des coups de battes.

Les quelques interactions humaines apparaissent ainsi comme de piteuses interférences, dont la conséquence s’abat directement sur les animaux. Les mouvements et l’errance naturelle de ces derniers sont sans cesse entravés par des êtres absolument insensés. Il s’opère comme une contamination irrémédiable. Une toxicité se déploie tous azimuts, au point d’atteindre tous les animaux qui croisent la route des hommes. Ceux-ci par exemple ne cessent de forcer Eo à avancer d’un point à un autre (lui qui ne semble pourtant ne tendre qu’à aller sans but), quitte à l’enfermer dans des containers successifs pour le transporter malgré lui. Comme ils le font en réalité, et cela nous sera clairement donné à voir, avec tous les animaux domestiqués : cochons, chevaux, bovins.

Finalement, avec cette base scénaristique simple d’une pérégrination perdue d’avance par un héros isolé, le reste tout le reste, c’est-à-dire la, ou plutôt les formes pouvaient varier. Jusqu’à devenir un véritable feu d’artificeS. Tantôt une caméra instable va au plus près de l’œil invariablement sale, inexpressif et larmoyant de l’âne ; tantôt elle s’envole au-dessus des arbres en suivant avec grâce une rivière, pour s’arrêter sur la robe et la musculature d’un cheval qu’on savonne de haut en bas ; pour suivre quelques instants le parcours fragile d’une fourmi ; fixer un moment le tableau d’une étable grise et brune dans une asinerie de campagne ; ou encore se perdre dans des bouillons d’eau montés à l’envers. De cette grande variation picturale, j’ai pour ma part tout aimé – chaque plan, même les plus limites, les plus inconfortables. Car quel que soit le choix formel du réalisateur, quel que soit l’angle par lequel il décide d’aborder tel épisode du parcours d’Eo, il parvient toujours à construire de la tension. Scène après scène, plan après plan, même là – et peut-être grâce à cela – où l’on ressentirait au départ une certaine réticence, voire une répulsion esthétique, légère ou moins, le film s’avère d’une intensité totale.

À ce titre et en conséquence, on peut dire que dans son style – celui-là même qu’il s’est inventé – Eo est un film parfait.

Mais il est d’autant plus réussi que cet artifice assumé n’est jamais gratuit. On saura gré au réalisateur d’avoir évité de nous faire croire qu’on se trouve dans la peau d’Eo et perçoit le monde entièrement de son œil mouillé. Toute vision, tout sentiment prêté à l’animal n’est à vrai dire qu’une projection, comme lorsque un personnage évoquant à voix haute le goût du salami fait semblant de croire qu’il a coupé l’appétit d’Eo. Tout au long du film on devine, on essaie, on attrape quelques bribes, mais en fait, tout ce qui nous est montré est de l’ordre de l’artifice, de la reconstitution. À commencer par ces multitudes d’animaux. Toutes ces espèces, en réalité, ont été fabriquées par l’homme. Elles sont, à tout le moins, le fruit de sa vision. Dans Eo il n’y a pas d’état de nature.

Ainsi la forêt de nuit est-elle réduite à un lieu irréel, celui des contes de l’enfance. Le jardin de la comtesse – dont le portail s’ouvre et se ferme mystérieusement – apparaît comme une clairière dérisoire et d’un vert impossible. L’âne ne parvient pas à y brouter la pelouse. Dans cet environnement dominé, phagocyté par l’homme, plus aucun lieu n’est viable à long terme. Même les moments passés dans une prairie avec des enfants trisomiques ne permettent nul répit à Eo, devenu dans cette courte séquence indistinct de ses congénères. Les enfants semblent certes ravis, mais des ânes on n’apercoit plus que les pattes : ils sont littéralement éjectés du cadre. L’atmosphère de bonheur, symbolisée par des cerfs-volants clicheteux, n’a rien de solide. En guise de complicité entre de petits être fragiles, on nous vendra un déballage de jolies images, voilà tout. De toute manière, il faudra bientôt de nouveau les porter sur le dos, ces bambins, puisque les bêtes aux yeux des humains ne sont bonnes qu’à trimer pour eux.

Si antispécisme il y a dans le film, ce que je crois – le crois parce que le suis, antispéciste, et que dans ce domaine toute accointance est précieuse, furtive, s’attrape à l’arrachée. Mais soyons honnête : rien ne le garantit vraiment. Un tel positionnement ne se prend pas, en tout cas, pour autre chose que ce qu’il est. À savoir une projection multiple et fantasque du réalisateur sur des êtres qui lui échappent. Il se veut aussi parfois ironique. Sans illusion sur sa nature : en passant d’image en image, en construisant des liens logiques et temporels via le montage, on reste finalement enfermé dans la tête d’un homme. Celui-ci a beau aller vers d’autres formes de vie, il n’ignore pas moins qu’il ne pourra jamais les atteindre tout à fait. Mais à mon sens c’est là la plus belle preuve d’amour qu’on puisse leur manifester. (2)

(1) Ne manquait alors que le fameux « Cut ! » crié par le réalisateur.

(2) À ce propos, la note de fin de film est autrement plus émouvante que les remerciements de Claire Denis à Agnès B à l’issue de Trouble every day. Un mot précise en effet qu’Eo a été fait par amour pour les animaux et qu’en conséquence, aucun mal ne leur a été infligé pendant le tournage. Peut-on faire plus beau ?

268 – package

Vendredi 11 novembre

1. Mon fils, bien brieffé par sa maîtresse, me chante la Marseillaise depuis hier soir. Je veux m’ôter cet air de la tête, que je n’aime pas. Spontanément me vient cette chanson non moins de circonstance, avec sa chouette ritournelle de guitare.

Mais surtout, ce que je voudrais reprendre, c’est le glissement de l’énumération de questions à l’affirmation vaguement menaçante dans le couplet suivant (« Mais qui… J’te l’demande pas, j’te l’dis, qui t’écrase »). Mine de rien, l’effet est assez puissant.

2. Autre chose et sans transition, mais qui se trouve illustrer parfaitement ce que je tentais d’expliquer il y a peu au sujet de la capacité d’empathie que développe la langue écrite – empathie qui pourra s’exercer sur toute entité évoquée dans un texte. Hier, en parcourant Le Monde, je tombe sur ce titre :

On le croira ou non, mais avant que j’aie le temps de comprendre de quoi il était question (moins d’une seconde), un véritable sentiment de compassion, voire une légère tristesse me sont montés à la nuque. Tout mon corps s’est instantanément mis en mode empathique. Pourquoi ? À cause de « renonce à sauver » et « en perdition ». C’est totalement absurde. Mais voilà : les mots, comme les sonnettes les chiens, font saliver les hommes.

267 – jacques

Mercredi 2 novembre

Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ; soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient été accueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grande auberge, où on leur fit payer très chèrement un mauvais souper servi dans des plats d’argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets ; ou qu’ils se soient enivrés d’excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ; car quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu’il y a de vrai, c’est que, de quelque endroit qu’il vous plaise de les mettre en route, ils n’eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien ! Jacques, l’histoire de tes amours ? »

Jacques le fataliste et son maître, de Denis Diderot

1) On ne connaitra évidemment jamais la fin de l’histoire des amours de Jacques (elles ne seront jamais écrites et l’on comprend bien que Diderot n’en avait aucune intention).

2) Et pourtant dans cette absence de récit mille autre choses sont racontées. Car des aventures de Jacques, toutes les options se réalisent. À en croire notre narrateur rien ne nous le garantit ; et pourtant si. Car nous sommes en littérature, c’est-à-dire sous un régime discursif spécifique, où il ne s’agit pas tant de dire le vrai que de raconter. En littérature le seul fait de nommer la chose la fait exister. Pas forcément advenir dans le récit en tant qu’étape – rouage – vers son issue, mais simplement être. On connaît l’expérience : si je vous dis de ne surtout pas penser à un éléphant, vous penserez aussitôt à un éléphant. C’est le pouvoir non du gospel ni de l’au-revoir mais du langage dont il ne nous a pas échappé qu’use la littérature. Le mot fait toujours apparaître ce dont il parle (avec une qualité et une intensité autres que celles de l’image mais cela j’en ai déjà parlé).

Ici, Jacques et son maître ont donc à la fois couché dans un bordel, vécu de peu parmi de pauvres gens d’église et se sont « enivrés d’excellents vins, ont fait grande chère » à s’en rendre malades, peut-être même en une seule nuit. Ils auront fait tout cela à la fois, quoique ne l’ayant pas fait. Car on les voit le faire – les mots les imaginent pour nous – et cela suffit. Or nous n’en demandons pas plus. Ce qui fut écrit a été. A été dans notre esprit, certes. Mais qu’est-ce que la fiction sinon ce qui a été dans notre esprit ? Le narrateur se joue de nous et des automatismes de la pensée.

3) Ainsi dans les dernières pages de Jacques le fataliste le récit explose-t-il en un grand feu d’artifice. Il reste un récit, mais ce récit change de nature : désormais il est subdivisé, comme désépaissi. Des personnages secondaires émergent les uns après les autres, des situations contradictoires se découpent en tranches et se superposent. Un peu à la manière d’une grande et belle plante qu’on découperait en boutures, la fiction se (re- et sur-)charge mais uniquement de ses potentialités. Le récit, déjà fruit de l’imagination d’un auteur, devient pure suggestion. Un possible au carré.

Sans se déliter tout à fait, il perd en effectivité ; mais en même temps, c’est par cet éclatement joyeux que la fiction s’affirme en tant que telle. C’est comme le menteur qui, en nous disant qu’il nous ment, devient aussitôt une chose et son contraire ; ici, avec cette liste fantasque de toutes les péripéties envisageables, la fiction perd de sa puissance de narration (puisqu’on ignore tout de même ce qui est vraiment arrivé, et est privé dans la foulée du récit des amours de Jacques) tout en activant et renforçant la machine à imaginaire.

4) Tout se terminera, y compris pour le narrateur qui parle à la première personne (cf note), dans une totale acceptation de ce qui peut advenir. Il affirme sa confiance envers le récit ; confiance qui lui procure aussitôt une sérénité sans borne.  

Pour le plaisir, j’ajoute les toutes dernières lignes du texte, qui montrent un Jacques pleinement satisfait de ce qui se passera par la suite, quelle que soit cette suite que de toute manière il ne maîtrise pas.

Ce qui est très beau dans le paragraphe final, c’est la façon dont la confiance en la fiction est dite. C’est elle qui permet à Jacques de s’endormir et de mettre un point final au récit (le sommeil du héros est comme une petite mort, une mort en douceur). L’affirmation par Jacques/le narrateur de sa confiance envers le récit est donc ce qui le lui fera clore.

Par ailleurs la quiétude est totale. Elle ne souffre aucune nuance, aucune exception. Exactement comme chez ces gens que l’on vient parfois à croiser dans la vraie vie, et qui ont décidé de faire confiance à ce qui viendra juste parce que cela doit arriver. Qu’ils le veuillent ou non. En tous points l’attitude est la même. On est donc plongé dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, mais transposé aux récits de fiction. Dans le meilleur des mondes possibles de la fiction aussi, chaque alternative est source de réjouissance. Avec à nouveau, tel un ultime clin d’œil malicieux, le jeu de mots sur le terme « écrit » (écrit par qui ? par Dieu ou bien l’auteur ?). Attribuer comme le fait Diderot cette étrange position vis-à-vis de la fiction à un personnage ou à son propre narrateur, et lui faire terminer le récit en disant tout cela tient à mes yeux du génie.

Note – En réalité, on peut supposer sans prendre de gros risques que le narrateur et Jacques fusionnent en une sorte d’accord parfait final. Ils sont les deux faces d’une même pièce, à savoir le récit.

266 – numb

Mardi 1er novembre

Ce morceau – le seul de U2 que j’aie jamais écouté en entier, de moi-même du moins – dont le clip m’avait marquée à l’époque, et que j’avais oublié jusqu’à hier soir. Le tout m’est revenu d’un coup, je ne sais pourquoi ni comment. Hop, le voilà.

J’adore :

– comme The Edge se retient de rire tandis que les pieds se baladent sur ses lèvres

– la cuillère de yaourt (sans sucre ? salé ?)

– le petit blouson, aussi

265 – roubaix

Mardi 1er novembre

Je regarde Roubaix, une lumière. Découvre Roschdy Zem et sa classe absolue. Le mélange de douceur et d’obscurité qui émane de lui, et que je ne crois pas avoir jamais vu chez un autre personnage de cinéma. Là très exactement s’invente quelque chose.

L’une des deux meurtrières est jouée par Sara Forestier, méconnaissable. Elle finit par sortir de sa bicoque, avec l’allure d’une pauvre petite chose, avec sa toute petite tête et un pull trop grand. Elle est laide, à la limite de la débilité. Son jeu surtout au début m’impressionne, quand seul se tient, hébété, ce triste corps sans épaules.

Léa Seydoux qui incarne l’autre meurtrière est égale à elle-même. Joliesse étrange, cerclée de cernes (de film en film, Desplechin montre une prédilection pour les yeux globuleux), regard fermé, débit qui mitraille, larmes abondantes. Comme d’habitude Seydoux joue bien et mal en même temps. En premier lieu elle ne joue pas très bien, mais à force d’audace et d’incessante affirmation de son jeu, crée des effets de vérité. C’est en s’imprégnant de l’assurance de l’actrice – une sorte de volonté vorace – que son personnage gagne en incarnation.

Roubaix, une lumière

Je m’étonne d’une scène où, en brassière et bras nus, la jeune femme qu’elle joue, une junkie, sans instruction et qui se sait foutue, dégage un charme soudain. Quelque chose de sexy. Je ne comprends pas ce que ça vient faire là. Puis, au fil de mes recherches sur le film je saisis ce qu’il en est vraiment : les deux femmes ont existé. Elles existent et le meurtre a eu lieu. Chaque scène, chaque posture, chaque mot a été ramené d’un documentaire (Roubaix, commissariat central) au film. Dans le documentaire la jeune femme porte une brassière identique.

Embarquée presque malgre moi dans son visionnage sitôt après le film, je continue à saisir : Desplechin a voulu bien distinguer les rôles. Surtout qu’on ne s’y trompe pas. On y trouvera comme au dessus des hommes le commissaire Daoud, grand et généreux ; d’un côté la meurtrière stupide et sans charisme ; et de l’autre la plus dégourdie, belle et manipulatrice. Belles, dans la réalité les criminelles le sont toutes les deux. À les voir pendant l’interrogatoire on les imagine facilement ensemble. On se figure leur vie, se déroulant à deux, dans une routine d’ennui ; leur quotidien sordide et complice.

En vérité les femmes, chacune à sa manière dégagent une égale complexité. L’une parle beaucoup, l’autre ne cède des bribes d’informations que lorsqu’on lui rappelle son petit garçon qui l’attend. On la voit alors presque sursauter sous la piqure. Souvent les deux regardent leurs interlocuteurs droit dans les yeux.

Dans le film les policiers qui mènent l’interrogatoire crient beaucoup derrière Daoud l’impérial. Jamais dans le documentaire. La tension cependant s’y avère plus forte. On voit les deux femmes se retrouver peu à peu acculées. On sent l’espace pour elles se rétrécir. Elles tournent en rond. Finissent par céder : l’une sous la rapidité des questions qui ne la laissent pas tergiverser, l’autre de manière plus tranquille, plus lancinante, par le chantage au fils. Ici, pas d’interprétation psychologisante du commissaire (d’ailleurs les policiers interviennent successivement, indistincts et sans grade). L’horreur se déplie dans sa grande banalité. Une banalité qu’aucune fiction ne me semble pouvoir capter. Tout sonne juste. Tout fascine. C’est le réel.

Note : pour prolonger, ici, un autre billet sur le cinéma d’Arnaud Desplechin.

264 – avis (mon)

Mardi 25 octobre

Parfois on lit ou voit une œuvre, entend une question qui fait débat, et l’on ne sait que choisir. On comprend tous les points de vue, au moins partiellement, saisit toutes les intentions. Tout pourrait nous convenir. On pourrait aller dans un sens. Mais en réalité on pourrait tout aussi bien défendre le contraire. On tient ainsi, longtemps. Longtemps. Et puis au bout d’un moment, on bascule. Comme s’il fallait absolument prendre parti. Comme s’il fallait choisir son camp.

Cela ne signifie pas que ce choix ne soit pas justifié. Il correspond, bien sûr, à ce qu’on pense réellement. Mais pas à ce qu’on pense entièrement. Il y a souvent une part d’éléments autres que notre seule opinion sur le sujet concerné. Positionnement par rapport à un groupe auquel on veut ou non appartenir ; image de soi ; préférences érigées en principes il y a plus ou moins longtemps et auxquels on s’accroche ; au contraire construction en cours d’une théorie, qu’il faut illustrer rapidement pour la rendre plausible ; affects, voire préjugés divers liés à l’artiste qu’on loue ou critique… à vrai dire ces éléments sont innombrables et difficiles à démêler.

Et puis de toute façon, c’est trop tard. On s’est engagé. On a mis un orteil, on ne va pas reculer. Surtout, quelque chose qu’on ne maitrise pas, notre conscience ou bien le dieu des jugements, la grande Histoire ou l’opinion publique, un truc idiot en tout cas qu’on imagine distribuer les bons points pour l’éternité, nous empêche de le faire ; tout comme émettre des nuances, celles-là même qui nous retenaient au début.

Alors on s’enfonce dans ce choix, et fait tout pour le rendre plus tranché encore. On ne retient plus les coups parce que l’idée d’avoir tort, même un tout petit peu, nous paraît insupportable. Avec tout ça, à la fin, un avis indiquera surtout une posture. Pas forcément une mauvaise posture, mais une posture tout de même. Disons : une posture plutôt qu’un avis honnête. Épris de sincérité et de rigueur intellectuelle. Nous croyons réfléchir en toute impartialité. C’est en réalité l’ego, cet autre mot pour « orgueil »- d’ailleurs ils sonnent pareil -, qui nous dirige. Malgré les efforts que je déploie, je n’y échappe, bien sûr, pas toujours. Si bien que je me dis parfois qu’avant d’émettre tout jugement je devrais prévenir mes interlocuteurs : plus mon avis semble péremptoire, plus il faut le relativiser.

263 – contracture

Lundi 24 octobre

Drôle. il y a quelques jours, je me suis fait mal au bas du cou exactement au même endroit que le narrateur de Trois cafés. Au début j’ai cru que c’était un banal torticolis ; puis la nature et le lieu de la douleur, ainsi que son apparition soudaine (quoique matinale, elle a bien eu lieu après mon réveil et non pendant mon sommeil) m’ont plutôt dirigée vers l’hypothèse d’un faux mouvement. Un de ceux qu’on fait quand on est pressé et encore refroidi, le matin, avant d’aller au travail.

L’expérience m’a appris que lorsqu’une douleur apparaît, que ce soit au niveau d’un organe interne (système digestif sous la sangle abdominale) ou bien d’un muscle ou d’un os (tout le reste du corps), il est plus bénéfique de mouvoir la zone inflammée, quitte à appuyer franchement là où ça fait mal, que de la laisser se reposer. Le tout étant d’agir sans précipitation afin de rester concentré sur les réactions du corps aux mouvements effectués.

Ainsi, lassée de cette douleur persistante, mais aussi parce que j’en trouvais le temps pour la première fois depuis son apparition quatre jours auparavant, je me suis décidée à faire un certain nombre de ces mouvements pendant près d’une heure.

De tels moments, de silence et d’attention extrême à ce qui travaille en soi, sont rares. Trop rares, puisque ce que j’ai observé alors s’est avéré passionnant. Toute la question est de savoir si l’on peut rendre de telles observations à l’écrit. S’il est possible de restituer ce qui se joue au fond de la matière et la rend si fascinante.

En penchant la tête de tout mon poids du côté douloureux (gauche), je sentais aussitôt une contraction sur le trapèze. Alors, un fourmillement courait tout le long de mon bras déroulé pour s’échouer, plus mordant, dans le creux de la main. Juste au milieu, là où se rejoignent les métacarpes. Je gardais la main bien relâchée (autant que ma tête, disons que je faisais en sorte que le mouvement de détente se fasse en même temps aux deux extrémités du corps) et, tout en gardant les yeux fermés restais entièrement concentrée sur cette sensation. Elle n’était pas totalement désagréable, mais c’était étrange et nouveau de sentir une douleur située tout en haut du corps trouver ainsi une résonance, son exacte équivalence, au bout du bras. Comme si de minuscules insectes grouillants, emportés dans un tourbillon d’eau vers le siphon d’un évier, mordaient et plantaient des griffes tous en même temps pour se retenir de tomber.

Je me concentrai uniquement sur la paume et cette impression de grignotement intérieur pour ne plus prêter attention à la partie du haut. C’est ainsi que la douleur au cou m’a semblé diminuer et que j’ai pu, grâce à ce répit, entamer une série de mouvements que je n’arrivais plus à faire depuis mercredi. J’effectuais tout dans une extrême lenteur, à la fois pour bien garder conscience des sensations, de leur lien avec les mouvements et les positions de chaque partie du corps, mais aussi pour prévenir toute contraction soudaine et éviter, ainsi, de me blesser davantage.

Parmi ces mouvements, quand je formais avec la tête des cercles de droite à gauche, l’épaule se soulevait à l’arrivée de celle-ci sur le côté douloureux. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à maintenir cette zone détendue. L’épaule appréhendait la tête. Rien à faire, à l’approche du crâne alourdi ça se contractait, là, côté gauche, sous la chair ; à un endroit que je ne pouvais pas atteindre, ni en massant, ni en y enfonçant les doigts pour soulever la petite masse musculaire posée entre les deux tiges, les os de la clavicule.

J’insistai pourtant, désireuse – avide – de comprendre ce qui pouvait bien se bloquer à cet endroit précis. Tout en prenant soin de soutenir mon cou et de le protéger (dans cette position, pour accompagner le mouvement du cou et soulager la tête j’avais placé ma main – celle-là même qui me démangeait lorsqu’elle était tirée vers le bas – entre le trapèze et l’angle de la mâchoire), je faisais de petits mouvements de balancier. Front en avant, puis crâne en arrière. Front en avant, crâne en arrière. De petits craquements, des frottements profonds, venus de loin et non comme cela peut arriver souvent de surface, se produisaient à rythme régulier. À chaque aller, à chaque retour. Pourtant, je sentais les tissus et les fibres se relâcher peu à peu.

J’ignore ce que j’ai modifié à l’intérieur de cet entrelacs de nerfs, de muscles, de fascias et d’ossements. Est-ce qu’à force de bouger j’ai remis un morceau qui s’était déplacé ? Est-ce que j’ai défait un noeud ? Suis-je venue à bout d’une contracture ? Quelque chose s’est-il à nouveau mis à circuler qui était écrasé ? Je ne le saurai jamais. À l’issue de ces exercices, sans voir le mal entièrement disparu, je pouvais à nouveau tourner la tête à 180 degrés.