Pour reprendre la rédaction de Trois cafés que j’avais délaissée ces derniers mois, mais aussi et plus simplement pour retrouver le goût de l’écriture et le plaisir de sa pratique, je me suis inscrite à un atelier d’écriture. Il débute en ce mois de novembre 2023 et durera un an.
Je transcrirai dans une nouvelle page du blog les textes que je travaillerai d’une séance à l’autre, ainsi que les divers enseignements que m’apporteront les cours et les conférences régulièrement proposés par cette école.
Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.
Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…
De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.
La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.
Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.
Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).
Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :
Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.
Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.
Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.
Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.
Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.
Quels extraits plaisants voire davantage :
p. 34 et 35
p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.
p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]
p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.
p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.
p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.
p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.
p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.
p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence
/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.
p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.
Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.
p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.
p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.
p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.
Surtout, il était mou. Lorsqu’il s’asseyait, quelque chose en lui s’affaissait très vite. Presque instantanément. Comme s’il n’avait pas de colonne vertébrale, ou qu’elle était en caoutchouc. C’était un peu répugnant à voir. On aurait dit un insecte auquel on avait retiré la carapace, et qui continuait à s’agiter en faisant du sur place.
Très heureuse après la lecture de Personne ne sort les fusils. À cela, plusieurs raisons. La première est que je n’avais pas beaucoup aimé deux autres textes de Sandra Lucbert, à savoir son précédent – la Toile – et son suivant – le Ministère des contes publics. J’avais donc une légère appréhension à me procurer celui-ci. Je m’y suis résolue parce que les éloges de la presse à son propos me laissaient tout de même entrevoir que je ne pouvais pas ne pas y aller. Et que je manquais sans doute quelque chose d’important. L’appréhension a fait place à un soulagement. Ce livre est excellent. Il l’est à plus d’un titre. Reste à en faire la liste. Elle se fera tout au long de la journée car je dois démêler tranquillement.
Mais je peux d’ores et déjà souligner le programme de ce livre, qui fait de la littérature le moyen d’aborder le réel avec un autre angle, une distance nouvelle là où il est (habituellement) capté de l’intérieur. Cette sortie du réel, ou plus exactement de la langue usuelle qui le décrit, s’avère salvatrice : elle propose des manières riches, denses et originales de regarder l’horreur du management à France Telecom-Orange. Des choses nouvelles, jusqu’alors inédites à notre regard, se forment via cette écriture à la fois intelligente et pleine de fantaisie.
Et ainsi, au fil de la lecture (très vite à vrai dire, dès les premières pages) de la joie, à commencer par celle de se soustraire à la vision/langue routinière d’où s’absente toute pensée conséquente, se forme-t-elle au dessus du tas des mots-tirets, mots figés, gelés, issus du libéralisme et à son service entièrement dédiés, qui nous sont répétés à longueur de médias comme parole d’évangile.
Ensuite il faut saluer, mais comme un prolongement, l’invention linguistique qui s’opère dans le livre. Un peu à la manière d’un Patrick Bouvet dans Shot, Sandra Lucbert attrape ces mots-tirets, elle les découpe, les déplie (ex : les acronymes), les colle ensemble et répétant ces gestes simples mais inventifs, parvient à ouvrir les autres lectures du réel que je viens d’évoquer. La méthode se radicalise tant dans certains passages qu’ils demandent relecture (j’en rapporterai quelques fulgurances plus tard, dans un autre billet). Parfois ils donnent, quelques instants, le tournis. Pour ce qui me concerne, cela aurait suffi à mon bonheur.
Mais deux éléments doivent encore être ajoutés, et qui donnent un surcroît de puissance au texte. Tout d’abord, la référence explicite à Rabelais, accompagnée de sa drôlatique parodie. Non seulement l’auteur est ici particulièrement bien imité (la maîtrise est telle qu’elle permet à S. Lucbert de se « promener » dans ce style comme on le ferait dans une aire de jeu) ; mais encore, il est convoqué pour une mise en parallèle aussi originale qu’éclairante. La langue rabelaisienne vient décrire la liquéfaction tous azimuts que produit le libéralisme : sur les mots, sur le marché, l’argent, les corps enfin des salariés. J’ai lu de nombreux hommages à Rabelais, mais jamais aussi aboutis, jamais aussi lumineux. En ai trouvé notamment dans des récits de banquets. Moi-même, j’ai écrit autrefois un texte très pantagruélique, mais son sujet était la guerre. Et s’il était beau (enfin, disons que je l’aimais beaucoup au moment de ma rédaction), je reconnais volontiers que la référence pricrocholine restait assez facile. Dans Personne… elle s’avère particulièrement fertile parce qu‘inattendue. Il y a à proprement parler invention.
Pour finir, je veux souligner le va-et-vient passionnant qu’accomplit l’autrice entre essai politique et littérature, alimentant l’un par l’autre. C’était finalement le cas avec la référence au Tiers livre, ça l’est également avec celle à Bartleby. Les pages consacrées à l’étrange nouvelle de Melville ouvrent là encore des compréhensions nouvelles, aussi bien littéraire qu’économique (plus précisément : une compréhension de ce qu’attend l’employeur de son employé, de la solidité collante que celui-ci représente et de la nécessité pour celui-là de le fuir en cas d’entrave au flux financier, le cash flow). Cette dimension pourtant présente dans Bartleby m’avait totalement échappé – comme à beaucoup je pense. C’est toujours une grande satisfaction de laisser la pensée s’enrichir de ce genre de lectures. Je parle de celle du texte de Melville bien sûr, mais aussi de ce formidable essai littéraire de Lucbert. Merci à eux.
Repris la rédaction de Trois cafés avec finalement une lettre à Élodie de son ex. Elle est à retravailler car trop écrite et, je crois, beaucoup trop féminine. L’ex est un sportif. Tout le travail consistera à ne pas tomber dans le cliché de la brute épaisse – il est sensible et le montre – mais à le rendre tout de même vraisemblable. Il me faudra veiller à m’éloigner de moi. Enthousiasmante perspective.
Tristan Garcia explique que ses romans viennent toujours contredire ses essais, et inversement. Il conçoit l’avènement de chacun d’entre eux comme une manière de penser contre lui-même. Je trouve cette idée particulièrement intéressante et réalise que c’est ce qui se passe en ce moment, de mon côté aussi, quand j’envisage la rédaction d’un texte contre le récit alors même que j’entame la dernière phase d’écriture d’un récit romanesque – récit qui intervient après des années de travail à la lecture et la rédaction de fictions inscrites hors du roman classique. Le grand écart a quelque chose d’assez déroutant, et passionnant. Mais le relativisme est décidément ma maison.
C’est que pour critiquer une forme, il est indispensable d’en comprendre les rouages et de maîtriser sa construction. Dans le cas contraire, on (se) donnerait le sentiment de la rejeter par simple incompétence. On constatera le même phénomène dans l’art pictural : au cours du siècle dernier, beaucoup de peintres abstraits par exemple ont aiguisé et développé leur connaissance du dessin pour mieux s’en éloigner. Ou plutôt : pour finir par distordre les lignes attendues et aller, à partir de celles-ci, vers d’autres régimes de perception. La pratique du dessin académique n’était pas un passage obligé seulement pour des questions d’estime de soi et de regard des autres (via l’acquisition de signaux de compétence), mais le point de départ de leur recherche, cela même dont il faudrait prendre ses distances. Le quai d’où l’on jetterait l’ancre.
La scène avec l’enfant
Je trouve petit à petit l’approche, l’angle d’attaque de la scène. Il s’agit simplement de déclencher l’imaginaire du lecteur par des indices disposés un peu partout, dans un effet parodique, peut-être jusqu’au comique (genre : jouons ensemble à Cluedo). La présence de ces signes de violence potentielle devrait susciter la peur, du moins un suspens, la croyance que quelque chose de terrible va arriver.
Il y avait aussi cette histoire d’ordonnancement. On écrirait paraît-il des récits pour ordonner (le réel, le monde, nos vies confuses). Les événements dans le récit deviennent ainsi des péripéties. Qui s’enchaînent, mues par un rapport de causalité. Sans rien qui dépasse, ni élément superflu ni acte inexpliqué, tout dans le récit serait toujours bien en place. « D’équerre », comme dirait notre cher Président.
C’est peut-être cela qui ne me plaît qu’à moitié. Je ne crois pas assez à la causalité (l’expression est importante) pour vouloir aller en faire une force agissante dans le roman ; ni désirer la trouver partout quand je lis.
Dans Tristram Shandi de sterne, le récit n’a pas lieu. Conte des mille et une nuits inversé, il est empêché par des événements proprement absurdes (des non-péripéties) qui en entravent le bon déroulement. Ils sont le non-sense incarnés, jusqu’à la page noire. Génie.
Dans Un cœur si blanc, le récit prend l’apparence d’une reconstitution temporelle courant d’un passé lointain jusqu’au présent du narrateur. Mais cette logique-là, classique, attendue, s’avère un trompe l’œil : on découvre en parallèle une logique d’ordre linguistique. Dans le chapitre final, certaines phrases qui se trouvaient disséminées dans le roman, ou plus exactement se dévoilaient au fil de la lecture, se rassemblent puis se posent comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Ce sont elles qui, en dernière instance, structurent le récit.
Dans l’un de mes romans, la dernière phrase du chapitre 1 devenait la première du chapitre 2, et ainsi de suite. Alors, différentes saynètes se trouvaient intrinsèquement liées par ce point de couture et plus largement (fatalement) par des lexiques communs. Quelque part, toutes les péripéties sont semblables puisqu’elles glissent de l’une à l’autre et mènent toutes au même point (peut-être l’incontournable « il est mort à la fin », ou encore le fameux « livre sur rien écrit par personne » ? ).
Il est possible de raconter – d’y mettre toute son énergie – cette unité fondamentale des choses et des relations qui se tissent entre elles. Et donc l’illusion qu’il y a à mettre du sens, une direction dans la succession des événements. Comme si l’on pouvait découper des morceaux de vie, les mettre bout à bout et les faire aller à droite, à gauche pour fabriquer une histoire aboutie. Le véritable réalisme en art consiste peut-être à refuser le jeu de dupes. Je crois que la littérature peut très bien montrer l’unité du réel : la tranquille unité du réel. C’est même le seul rôle important que je lui accorde. Le langage quant à lui ne vaut que pour ce qu’il nous éloigne du bourdonnement de l’anecdote. On peut conclure : la littérature est le langage débarrassé de la tentation du récit.
En une semaine, essayé de lire deux textes écrits par deux figures intellectuelles de la gauche radicale, et portés aux nues par celle-ci. Mais l’un (littéraire) comme l’autre (de forme plus classique) se sont avérés d’une grande vacuité. Les phrases s’y enchaînent, toutes tristement creuses, quoique rédigées dans un style chaque fois pompeux, venu avec son lot de mots qui claquent, parfois grossiers pour mimer la colère. Le ton, cela va sans dire, y est définitif. Car c’est bien connu : à idées radicales, style sans concession.
Qu’on se figure un peu. J’entends et lis dans mes médias de prédilection des éloges sans réserve, mets 10 euros dans le livre, puis dans l’autre, agis gonflée de l’espoir d’y apprendre des faits, de piocher quelques idées, des points de vue un peu élaborés sur la société, le monde, le libéralisme, puis, poussée par une curiosité sincère me lance dans la lecture, réellement désireuse de faire connaissance avec une parole amie. Joyeuse comme une gosse en fait. À la place, je trouve coup sur coup un vague concept étiré jusqu’au point de rupture, une broderie poussive qui s’étale jusqu’à atteindre tant bien que mal les cent pages d’un tout petit format (A5). Et là dessus rien ne vient. Pas une pensée, ni une manière originale d’appréhender le réel. Juste du blabla, mais de gauche. Autant dire le néant. Je sais qu’en écrivant cela je prends le risque de paraître aigrie. Ce n’est pas le cas. Pour pouvoir aimer et admirer, il faut aussi garder une conscience aiguë de ce dont on ne veut pas. Définir quelques contours, et ce faisant circonscrire son refus. Ça : non. Je ne pense pas en retour manquer d’enthousiasme dans ce blog. C’est finalement assez simple : l’amour d’une œuvre ne peut pas se passer de son inverse. Car créer, c’est faire des choix.
Ces lectures déçues me font toujours un mal de chien. Il me faut des heures pour me remettre des sentiments de salissure (peut-être de trahison) et de frustration qui s’emparent alors de moi. J’avais écrit il y a quelques semaines un long billet critique sur le dernier essai d’Alice Zeniter. Même si j’étais en désaccord avec ses thèses, celui-ci contenait de la matière, elle-même portée par la volonté de faire le tour de quelque chose (le rapport de l’autrice à la littérature). Le ton aussi me semblait le bon pour un tel exercice. Mon billet, bien que dur, manifestait finalement un certain respect. Je disais à A. Zeniter : parlons d’égale à égale. Mais ces autres textes dont je ressors vide, comme abêtie par effet de contagion ne méritent pas même un début d’analyse, si ce n’est peut-être sur la façon dont ils volent au vent. Sérieusement, c’est juste impardonnable. La gauche aujourd’hui me semble par trop fragile pour s’offrir le luxe de la fascination pour le cool et des effets de mode.
Fort heureusement il y a Spotify (!) et un chef d’œuvre du cinéma de science-fiction que j’ai pu voir sur grand écran le jour même du deuxième échec, à savoir Snowpiercer de Bong Joon-ho. Le film est tout bonnement magnifique. Certaines scènes de combat y sont belles à pleurer (d’émotion esthétique), d’autres suscitent un suspens capable de faire battre le cœur/la chamade/ou bien inversement. Enfin, j’ai pu observer et mettre à l’épreuve cette histoire de sensations encore balbutiante.
Snowpiercer en effet est un pur film d’action, dont le scénario s’inscrit dans la tradition du blockbuster. Si l’idée de départ reste originale – les survivants d’une glaciation artificielle de la planète sont confinés dans un train où sont maintenues d’une main de fer les inégalités de classes ; le film narre la révolte des pauvres -, les péripéties ne sont pas exemptes pour autant d’un certain nombre de clichés (ce dont, je pense, le réalisateur coréen était pleinement conscient) : héros héroïque mais tourmenté par une faute originelle, cheffaillonne exubérante au service du maître, séquences « émotion » réservées à la mort des seconds rôles, riches occupés à se vautrer dans la débauche, molosse donné pour mort qui se relève pour mener le combat final, humanité renaissante incarnée par une jeune fille et un petit garçon.
Malgré d’ingénieux rebondissements, le meilleur n’est évidemment pas le scénario du film, mais bien ses effets visuels. La beauté, via les jeux de rythme mais aussi de lumière, est inoubliable. Le choix des acteurs, dont la bombe Chris Evans, jamais loin du centre de l’image, et le non moins sublime, bien que dans un autre genre, Song Kang-ho, contribue d’ailleurs à l’impression qu’a été recherchée (et atteinte) une certaine perfection visuelle. Les gestes, les mouvements se déploient, à la fois fluides et changeants, se figent en tableau quelques instants, reprennent. Bong Joon-hu est un virtuose de la captation. Son inventivité en la matière reste peut-être inégalée.
On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.
Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.
Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.
Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.
En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.