Surtout, il était mou. Lorsqu’il s’asseyait, quelque chose en lui s’affaissait très vite. Presque instantanément. Comme s’il n’avait pas de colonne vertébrale, ou qu’elle était en caoutchouc. C’était un peu répugnant à voir. On aurait dit un insecte auquel on avait retiré la carapace, et qui continuait à s’agiter en faisant du sur place.
Repris la rédaction de Trois cafés avec finalement une lettre à Élodie de son ex. Elle est à retravailler car trop écrite et, je crois, beaucoup trop féminine. L’ex est un sportif. Tout le travail consistera à ne pas tomber dans le cliché de la brute épaisse – il est sensible et le montre – mais à le rendre tout de même vraisemblable. Il me faudra veiller à m’éloigner de moi. Enthousiasmante perspective.
Tristan Garcia explique que ses romans viennent toujours contredire ses essais, et inversement. Il conçoit l’avènement de chacun d’entre eux comme une manière de penser contre lui-même. Je trouve cette idée particulièrement intéressante et réalise que c’est ce qui se passe en ce moment, de mon côté aussi, quand j’envisage la rédaction d’un texte contre le récit alors même que j’entame la dernière phase d’écriture d’un récit romanesque – récit qui intervient après des années de travail à la lecture et la rédaction de fictions inscrites hors du roman classique. Le grand écart a quelque chose d’assez déroutant, et passionnant. Mais le relativisme est décidément ma maison.
C’est que pour critiquer une forme, il est indispensable d’en comprendre les rouages et de maîtriser sa construction. Dans le cas contraire, on (se) donnerait le sentiment de la rejeter par simple incompétence. On constatera le même phénomène dans l’art pictural : au cours du siècle dernier, beaucoup de peintres abstraits par exemple ont aiguisé et développé leur connaissance du dessin pour mieux s’en éloigner. Ou plutôt : pour finir par distordre les lignes attendues et aller, à partir de celles-ci, vers d’autres régimes de perception. La pratique du dessin académique n’était pas un passage obligé seulement pour des questions d’estime de soi et de regard des autres (via l’acquisition de signaux de compétence), mais le point de départ de leur recherche, cela même dont il faudrait prendre ses distances. Le quai d’où l’on jetterait l’ancre.
La scène avec l’enfant
Je trouve petit à petit l’approche, l’angle d’attaque de la scène. Il s’agit simplement de déclencher l’imaginaire du lecteur par des indices disposés un peu partout, dans un effet parodique, peut-être jusqu’au comique (genre : jouons ensemble à Cluedo). La présence de ces signes de violence potentielle devrait susciter la peur, du moins un suspens, la croyance que quelque chose de terrible va arriver.
– elle ne retrouve pas ses clés, appelle Stéphane,
– il doit la rejoindre pour récupérer la voiture mais l’enfant dort (comment faire ?)
– « je peux le garder si tu veux ».
Dans cette scène je voudrais réussir à créer un malaise.
Qu’on voie venir le moment où le narrateur expliquera : « Il me dérangeait, je m’en suis débarrassé. »
Seulement, je ne sais pas du tout comment faire (comment faire ?). Comment rendre ça, cette gêne. Comment retranscrire un chewing-gum qui colle et qui a un prénom.
Je pense beaucoup à Javier Marias en ce moment. Cette fois encore, pour étirer le moment de la tentation (de la spéculation) du narrateur.
Mais je le sais, il faut que je regarde ailleurs. Plutôt du côté du cinéma.
Déjà – d’office ! – reprendre le mot « gamin » pour parler de l’enfant.
Pour le clin d’œil, et la menace.
Ce soir :
,
enfin :
Beaucoup de musique mais peu de notes, me dira-t-on.
Quelques éléments d’explication. Je m’intéresse ici aux ressorts du récit, et à ce qui exactement provoque un rejet chez moi (rejet relatif cependant, car il m’arrive d’être prise dans une histoire, d’en être touchée, mais la méfiance est tout de même la règle).
Au cinéma, c’est frappant : je préfère les films à sensations aux fictions qui vont susciter une variété de sentiments (c’est-à-dire mobilisent mon émotion). Ces films sont de deux types : ce sont :
1) les films d’action ou à grand spectacle, où l’histoire est en réalité un prétexte à enchaîner des moments de plongée ou d’envolée (ici c’est la même chose !) perceptibles presque physiquement. C’est typiquement ce qui se passe dans la course poursuite, passage obligé du film d’action,
et 2) ceux qui tendent à une forme de mise en suspension (du récit, de la parole), voire de contemplation. Ainsi des premiers films de Sokourov, plus récemment de Sundown et Il buco.
Fondamentalement je ne crois pas que la frénésie soit opposée à une capacité de contemplation. Loin de l’empêcher, parfois elle saura même la favoriser. Pour cela je pourrais citer en exemple Eo (si proche en son cœur du très immersif Essential killing).
Autre exemple : Decision to leave, qui est le film qui m’a le plus marquée ces derniers mois, m’a plongée dans un état de sidération à cause de son montage saccadé et de ses points de vue changeant sans cesse. Là encore je décris un phénomène physique, assez fort et singulier cette fois pour me faire retourner aussitôt voir le film. Pourquoi ? Parce que j’en voulais encore ! Le scénario y est rocambolesque. Mais pendant le visionnage j’ai vite décroché, considérant l’histoire comme un prétexte (: à étourdir). Je crois que Park Chan-Wook ne veut pas faire autre chose que produire des images qui produisent de la sensation. C’est pour cela que je lui pardonne – en fait le lui reproche et l’en remercie à la fois – d’en faire trop. Trop de sensations, ça n’existe pas.
Pour autant, et si elles sont à rapprocher, sideration et contemplation ne generent peut-être pas exactement les mêmes sensations. Il s’agirait alors de déterminer en quoi celles-ci diffèrent (cf schéma). Cette dernière réflexion rejoint un autre lien que je faisais il y a quelques temps entre méditation et sport. Pour être sincère je ne suis pas certaine que ce lien soit totalement pertinent (mes propres observations à ce sujet ont évolué, si bien que j’ignore aujourd’hui auxquelles je dois me fier). Mais comme quand on utilise le sfumato, l’idée est d’aller au plus large pour parvenir à toucher quelque chose. Il faudrait dès lors se demander ce qui se produit au juste dans un corps qui voit, entend et se meut, en fonction des différents objets de sa perception (images, sons, mots). Établir ainsi une phénoménologie complète de la réception.
La dernière question que je me pose est si ce que j’aime dans les films est tout à fait la même chose que ce que j’aime dans les livres. Je parle des romans qui me sont chers, et s’avèrent toujours (a minima un peu, souvent entièrement) des anti-romans. Dans ces cas, est-ce que la lecture est capable également de procurer, à proprement parler, des sensations ? Et si non, pourquoi m’obstiner à mépriser les récits comme je le fais, être du moins capable d’en faire abstraction dès que la forme me le permet ? Qu’est-ce que je trouve, en tant que lectrice, dans le fait de porter une attention constante, obsessionnelle, à l’écriture ; de le faire à l’exception de tout le reste ?
Et pour le dire autrement, voir des films (des deux catégories mentionnées), lire, au même titre que toutes sortes de pratiques corporelles (danse, yoga, crossfit, course à pied…) ne sont-ils pas autant de moyens de se mettre la tête à l’envers ? De se faire un shoot, policé certes, légal et bien innocent soit, mais un shoot tout de même, d’hormones ?
Voilà un bilan comme je les aime, puisqu’il relance les dés.
Pas assez avancée à ce stade. C’est la partie la plus nette, la plus claire dans mon esprit mais aussi la plus difficile à écrire. Elle doit former un tunnel.
Pour le moment, j’ai beau ciseler, je la trouve toujours trop larmoyante. Il ne faut sur ce point aucune ambiguïté : il n’y aura dans la parole prononcée aucun épanchement. Je ne peux pas poster cette partie-là sans la travailler davantage (et alors, mon soudain désir de publication sur le blog n’aura été qu’une ruse de la raison pour me remettre au travail – pas sûr que ça suffise).
Dans cette dernière partie, je voudrais que la parole qui se dévide soit glaciale. Non pas inutilement cruelle : il faut juste que cette parole exclue toute possibilité de sentimentalité. Au point que, même si le personnage vient à évoquer dans son récit une émotion passée, rien de cette dernière ne soit réactivé. Que le locuteur parlant de tristesse ne semble pas triste. Que le mot qui la désigne apparaisse pour ce qu’il est : un mot désignant un fait. Et rien d’autre. Or ça c’est déjà un effet bien, bien dur à produire.
Mais en même temps, je voudrais qu’une telle parole soit une délivrance. Qu’elle dessine dans son déploiement un mouvement de libération, un élan.
Pas parce que la parole selibérerait soudain (surtout pas !). Personne, dans ce texte, ne cherche à se soulager. Mais parce que la parole en se resserrant, en allant à l’essentiel, amplifie le réel ; je veux que les sons des mots prononcés délient le langage et ce qu’il retranscrit, à savoir la vie même. On pourrait voir une contradiction avec ce que je disais précédemment (et mon exemple de l’émotion). Mais non. Ce sont deux trajectoires indépendantes. Parler du passé, triste ou heureux, ne doit pas rendre mon personnage triste ou heureux. Mais parler de ce qui est (ou a été), triste ou heureux, génère ici une forme de puissance (une grâce ?).
J’aimerais donc que cette parole soit une libération pour celui qui parle, bien sûr. Mais aussi une libération pour le lecteur.
Qu’en découvrant ce que l’autre a à raconter, celui-ci fasse l’expérience de la vérité crue comme voie de salut.
Et le plus important de tout. Que l’évocation des faits dans leur complétude s’avère le seul acte d’amour véritable.
Il y a aussi cette expression dont je pourrais tirer quelque chose et qui me trotte dans la tête :
Que l’expression contienne en elle un sens et son contraire (et quels sens !) la rend intéressante. Ces deux significations se prêtent parfaitement à l’intrigue. D’autant qu’il s’y ajoute, avec le mot « sort », une connotation très forte et assez belle d’inéluctabilité. On est en plein dans le fatum, et c’est ce qu’il faut. Tout ça me plaît. Mais vraiment, je ne vois pas comment faire d’une telle expression le titre d’un roman. « On va lui faire un sort » ? « Faisons-lui un sort » ? Quelle catastrophe !
Le titre, c’est l’énoncé littéraire par excellence, pour reprendre le propos d’hier. L’idéal est que son sens opère des variations au fil de la lecture du texte. Un titre est comme une couronne, il agit en surplomb : irradie. Il n’y a pas de tâche plus amusante ni plus délicate que de trouver le bon.
À voir, ce travail critique très abouti sur l’oeuvre d’Arnaud Desplechin. Tout y est passionnant. De mon côté j’en retiens d’abord ce qui est dit du caractère littéraire du cinéma de Desplechin, et plus largement de tout énoncé : sa capacité à exister sans contexte, sa volatilité, son « autonomie » et sa « solitude » (1:02:20). Avec, pour exemple, le début de Comment je me suis disputé où le discours du narrateur se déroule dans des contextes différents (Paul Dedalus chez le psychanalyste ; puis dans un café). Ce passage vidéo est lumineux.
J’extrapole désormais à dessein pour une application purement romanesque. Dans un texte, l’énoncé même inchangé montre une immense plasticité, permettant ainsi « plein d’usages différents ». Inséré dans des situations variées, il change de signification. Un même énoncé peut se démultiplier et muter, il ne s’appauvrira pas. Répété, au contraire, il se chargera sémantiquement. Cette drôle d’autonomie du discours a été maintes fois relevée, éprouvée et célébrée par les auteurs. Carc’est bien cet aspect-là avant tout autre qui produit sa littérarité (par exemple, Perec dans La vie mode d’emploi reprend des paragraphes entiers à divers points du roman). Littéraire, un énoncé ne peut être réduit aux circonstances dans lesquelles il apparaît ? Mais si c’est vrai c’est trop bon ! La belle matière que voici ! L’entrée dans la modernité a clairement permis de jouer de cette singularité du langage.
Sans grande originalité donc, mais tout de même en prise – et à pleine poigne – avec la bête, c’est pile sur ce point que je me trouve travailler pour la scène finale de Trois cafés.