292 – récit, essai1

Dimanche 1er janvier

Quelques éléments d’explication. Je m’intéresse ici aux ressorts du récit, et à ce qui exactement provoque un rejet chez moi (rejet relatif cependant, car il m’arrive d’être prise dans une histoire, d’en être touchée, mais la méfiance est tout de même la règle).

Au cinéma, c’est frappant : je préfère les films à sensations aux fictions qui vont susciter une variété de sentiments (c’est-à-dire mobilisent mon émotion). Ces films sont de deux types : ce sont :

1) les films d’action ou à grand spectacle, où l’histoire est en réalité un prétexte à enchaîner des moments de plongée ou d’envolée (ici c’est la même chose !) perceptibles presque physiquement. C’est typiquement ce qui se passe dans la course poursuite, passage obligé du film d’action,

et 2) ceux qui tendent à une forme de mise en suspension (du récit, de la parole), voire de contemplation. Ainsi des premiers films de Sokourov, plus récemment de Sundown et Il buco.

Fondamentalement je ne crois pas que la frénésie soit opposée à une capacité de contemplation. Loin de l’empêcher, parfois elle saura même la favoriser. Pour cela je pourrais citer en exemple Eo (si proche en son cœur du très immersif Essential killing).

Autre exemple : Decision to leave, qui est le film qui m’a le plus marquée ces derniers mois, m’a plongée dans un état de sidération à cause de son montage saccadé et de ses points de vue changeant sans cesse. Là encore je décris un phénomène physique, assez fort et singulier cette fois pour me faire retourner aussitôt voir le film. Pourquoi ? Parce que j’en voulais encore ! Le scénario y est rocambolesque. Mais pendant le visionnage j’ai vite décroché, considérant l’histoire comme un prétexte (: à étourdir). Je crois que Park Chan-Wook ne veut pas faire autre chose que produire des images qui produisent de la sensation. C’est pour cela que je lui pardonne – en fait le lui reproche et l’en remercie à la fois – d’en faire trop. Trop de sensations, ça n’existe pas.

Pour autant, et si elles sont à rapprocher, sideration et contemplation ne generent peut-être pas exactement les mêmes sensations. Il s’agirait alors de déterminer en quoi celles-ci diffèrent (cf schéma). Cette dernière réflexion rejoint un autre lien que je faisais il y a quelques temps entre méditation et sport. Pour être sincère je ne suis pas certaine que ce lien soit totalement pertinent (mes propres observations à ce sujet ont évolué, si bien que j’ignore aujourd’hui auxquelles je dois me fier). Mais comme quand on utilise le sfumato, l’idée est d’aller au plus large pour parvenir à toucher quelque chose. Il faudrait dès lors se demander ce qui se produit au juste dans un corps qui voit, entend et se meut, en fonction des différents objets de sa perception (images, sons, mots). Établir ainsi une phénoménologie complète de la réception.

La dernière question que je me pose est si ce que j’aime dans les films est tout à fait la même chose que ce que j’aime dans les livres. Je parle des romans qui me sont chers, et s’avèrent toujours (a minima un peu, souvent entièrement) des anti-romans. Dans ces cas, est-ce que la lecture est capable également de procurer, à proprement parler, des sensations ? Et si non, pourquoi m’obstiner à mépriser les récits comme je le fais, être du moins capable d’en faire abstraction dès que la forme me le permet ? Qu’est-ce que je trouve, en tant que lectrice, dans le fait de porter une attention constante, obsessionnelle, à l’écriture ; de le faire à l’exception de tout le reste ?

Et pour le dire autrement, voir des films (des deux catégories mentionnées), lire, au même titre que toutes sortes de pratiques corporelles (danse, yoga, crossfit, course à pied…) ne sont-ils pas autant de moyens de se mettre la tête à l’envers ? De se faire un shoot, policé certes, légal et bien innocent soit, mais un shoot tout de même, d’hormones ?

Voilà un bilan comme je les aime, puisqu’il relance les dés.

290 – inculte-s

Vendredi 30 décembre

On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.

Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.

Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.

Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.

En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.

289 – c’est cad(i)ot

Jeudi 29 décembre

Entretien absolument passionnant, avec de nombreuses références emballantes et autant de lumineuses réflexions. Bon sang quelle vie que celle de cet auteur, qui n’a cessé de collaborer et continue de chercher une voie d’écriture, un chemin possible avec une vraie énergie, peut-être même fièvre.

Je dois sitôt ajouter deux autres projets à ma liste de 2023 :

– lire les poètes américains mentionnés (revoir récemment Dead man, où il est question de William Blake m’y avait de toute façon préparée),

– envoyer mon essai sur le récit à Olivier Cadiot himself, car il me semble bien que nous parlons de la même chose, à savoir la chaleur (au creux du ventre) que produit la littérature, et qui se dégage hors, ou plutôt à l’intersection des classifications de genre.

287 – en route, sur place

Jeudi 15 décembre

Malade toute la semaine. Outre la douleur itinérante, les symptômes qui changent et parfois s’accumulent, l’impuissance crasse et les déséquilibres, j’aurai bénéficié d’une chose dont je comprends qu’elle n’a pas de prix : depuis combien de temps n’avais-je pas goûté un tel silence ? Ce silence capable de percer les tympans, de plisser l’arrière du crâne (fièvre !) et de s’écouler sous la nuque, des heures durant.

Je parle de silence. Peut-être le mot indifférence est-il plus juste. Impression pas désagréable d’être The Man Who Killed The Man Who Killed Him (« I’m not dead ») dans Dead man. Flottante et passive. En route, sur place. Sur la route : immobile.

Dead man, de Jim Jarmusch

286 – deuxième épée (2 et fin)

Dimanche 11 décembre

Je reviens sur quelques lignes de La deuxième épée. Je ne sais pas s’il y a un changement objectif à la page 55, ou si c’est moi qui suis soudain devenue plus attentive, plus disposée à la lecture du roman, mais je garde le souvenir d’une bascule avec :

Et je me sentais maître de moi, comme rarement je l’avais été. Je sentais aussi chaque fibre, chaque cellule ou que sais-je de mon corps, tendue sous l’effet de quelque chose qui m’avait peu à peu déserté depuis ma jeunesse – être tendu, vibrer, par une présence d’esprit, une vraie présence d’esprit. Mes absences d’esprit, elles, récurrentes déjà dans l’enfance, s’étaient accrues avec l’âge, « à cause de l’âge », et se manifestaient particulièrement dans l’oubli de plus en plus fréquent des objets du quotidien, de leur quoi, leur comment et surtout : leur où – jusqu’à ce que je trouve l’explication, ou l’excuse si vous voulez, que cela tenait moins à moi et à mon âge qu’à la permutabilité, l’uniformité, l’insignifiance et surtout l’inanité ou inutilité de la plupart des choses contemporaines -sauf quelques objets primaires ou classiques -, et en dernière conséquence au manque de mémoire des jeunes comme des vieux.

Pause :

1) ces lignes j’aurais pu les écrire tant elles me parlent

2) plus professionnellement parlant : là on croirait lire du Beckett (et ces choses, cette fois c’est Molloy qui aurait pu les dire)

3) comme les familles d’élection finissent toujours par se former, et presque malgré soi, je prendrai bientôt soin de retranscrire un passage que je viens juste de lire de Thoreau, et extrait de l’essai procuré il y a peu intitulé Philosophie des expériences radicales. Il affirme à peu près la même chose ou plutôt, tire là-bas la conclusion du constat fait ici par le narrateur.

4) on voit comme mon « attention soudaine » rejoint en réalité celle dudit narrateur, puisqu’il parle lui-même de « présence d’esprit ». Ainsi la seule évocation d’un mouvement du corps est-elle capable de constituer une injonction à faire de même. Ce passage est en réalité un signal de ralliement adressé au lecteur. Et je n’ai rien fait d’autre que m’exécuter (sagement, docilement).

On reprend.

Explication ? Excuse ? Comme toujours : avec le départ et maintenant, loin de la maison et du domicile : raviver la présence d’esprit originelle, bien que métamorphosée et d’une sorte nouvelle : d’un côté disposition de l’esprit « prêt à l’extrême », comme avant une catastrophe, voire la guerre, la dernière (prêt aussi à intervenir) – de l’autre côté, présence d’esprit comme perception en boucle répétée, en même temps que conscience – de quoi donc ? d’encore et encore, de rien et d’encore rien – en paix – une paix comme on n’en peut en concevoir plus grande (sur la terre) – la paix en personne, l’autre incarnation. « Une paix sans concurrence » : c’était ma sensation, la paix par-devant, et le combat, ou ce qui menaçait, derrière soi : une tranquillité grave, et moi, en route de bon matin pour qui sait où, part d’elle. (Je souligne)

Ces dernières lignes, leur rythme cahotant, la façon dont s’y tissent guerre et paix et l’une consolide l’autre, la façon dont est affirmée ici la coexistence de la tension et de la quiétude, tout cela me ravit. C’est exactement de cela que je parlais, dans un tout autre contexte, lorsque je revenais sur mon entraînement sur fond de Wu Tang Clan : parfois la sensation d’une présence de soi totale au sein de l’instant – en son creux -, procure l’assurance de faire (exactement !) ce qu’il faut faire. Dans ces circonstances, une guerre peut être menée, ou plutôt elle est prête à l’être (puisqu’elle doit l’être), la puissance de soi devient comme infinie. L’esprit – le corps -, sûr de la justesse de ce qui advient, est envahi par un sentiment d’imperturbable sérénité. On est la paix incarnée, on veut la guerre, on est la paix-guerre « en personne ».

Je ne relèverai pas les autres passages soulignés en cours de lecture, mais mentionnerai tout de même la marque de cette écriture, qui n’a à mon sens rien d’aussi sombre, d’aussi rageux ni de vindicatif qu’on l’aurait pu croire – la question de la vengeance de la mère bafouée apparaît comme un prétexte, qui s’efface d’ailleurs assez vite sous les méditations/observations du narrateur. Cette marque est l’avancée en trois temps : la phrase principale, complétée ou nuancée par 1) les tirets et 2) les parenthèses (ou inversement). Les trois éléments alternent et les différents types de parenthèses ((, et, eux-mêmes souvent précédés d’un point d’exclamation avant leur fermeture) décomposent en permanence la syntaxe (comme je l’ai fait – bien tenté ! – plus haut et à l’instant).

Les phrases vont ainsi, assez courtes, par paquets de quelques lignes rassemblées dans de petits paragraphes. C’est cette alternance très spécifique et son effet de claudication, de hachure, qui donnent son caractère enfantin et parfois comique à l’ensemble ; c’est elle qui me rappelle tant Cosmos de Gombrovicz, même si du point de vue uniquement stylistique les deux auteurs procèdent différemment (dans ce billet-ci, j’avais recopié un long extrait de Cosmos, où l’on reconnaît par exemple un semblable attrait pour 1) les exclamations et 2) les oiseaux-signes à ceux de La deuxième épée). Le résultat est tout de même très proche. On flirte avec un réel étrange, qui procède et se déploie par cumulation d’impressions. Si bien que la perception que l’on a du narrateur – de La deuxième épée – se transforme (se métamorphose) rapidement : s’il part drapé de tous les atours du vieil aigri, mauvais et potentiellement violent, on fait finalement route avec un personnage aussi attentif que sautillant, un être qui ne cesse de découvrir (dans tous les sens du terme) et redécouvrir, encore encore, son environnement. Battant la campagne il déterre le monde. Déterrant le monde il fabrique du récit.

284 – épée (deuxième)

Mercredi 7 décembre

Ce sur quoi je veux insister à l’issue de la lecture du dernier roman de Peter Handke, c’est l’humour du texte. Un humour continu, tous azimuts – et pas tant parce que les cours de yoga, comme j’ai pu l’entendre, y sont (une énième fois) moqués, même si les moqueries en l’occurrence tapent juste (allez-y, les écrivains. Allez vous tordre les hanches et vous écarquiller les genoux une heure dans votre vie. Alors vous découvrirez la nuance. Vos sarcasmes pourront être profonds. Alors vos critiques de l’ignoble décorum des leçons occidentales passeront pour autre chose qu’un snobisme de lettrés), que parce que s’y déploie en permanence une grande malice linguistique ; un ton primesautier, rendu presque enfantin par la fraîcheur que recèle la langue au milieu même de l’inquiétude, non moins permanente et qu’on pourrait dire motrice, de celle-ci. Pour le dire autrement : un ton léger nourri d’angoisse.

On ne l’affirmera jamais assez : Peter Handke est très drôle. Très bon, et très drôle. Son écriture est digne d’un Gombrowicz ou d’un Beckett. Il faudra donc revenir sur quelques passages magistraux.