J’apprends (sans plus de détails) qu’une querelle a opposé Godard et Pasolini au sujet de l’usage de l’usage du terme langage pour parler de l’art. Le refus de Godard de dire que l’art revient à inventer un langage m’étonne car dans le film À vendredi, Robinson, le réalisateur affirme à plusieurs reprises que l’association des mots et des images constitue pour lui un langage.
Trois possibilités à ce changement :
1 – Godard avait la manie de contredire ses interlocuteurs, quitte à se contredire lui-même d’un jour à l’autre (il y a des gens comme ça, et ce ne sont pas les moins intéressants)
2 – au fil des ans son avis a évolué dans le sens de Pasolini, au point de voir dans son œuvre une invention linguistique, avec vocabulaire et grammaire propres,
3 – l’isolement et la vieillesse aidant, son esprit est devenu moins acéré, et donc moins vigilant, et donc moins exigeant, à la fin de sa vie.
Une combinaison des trois options, une fois passés l’âge d’or du structuralisme et la mode du jargon sémiotique avec tous les débats d’intellectuels afférents, est aussi envisageable.
Concernant l’usage du mot langage qu’il m’arrive de faire mien pour évoquer la création artistique, reste à savoir si c’est là un emploi a) pertinent – si c’est exactement cela, un langage, qu’il s’agit -, b) approximatif, ou bien c) métaphorique.
Pour ma part je penche pour la dernière possibilité. Tout d’abord pour une raison statistique : on sait que la langue se construit beaucoup par métaphores. À chaque fait nouveau ou mal dégrossi son lot de métaphores, comme autant de renforts à la compréhension et au partage de celle-ci.
Puis par malice : ce serait drôle s’il s’avérait qu’on parle d’invention d’un langage dans une œuvre littéraire par pure… métaphore. Si on voulait développer une telle idée dans un essai, son titre serait immanquablement La littérature comme langage, ou, dans le plus pur style godardien : Langage de la littératureet littérature du langage. Ou mieux encore, cette fois pour parodier Lacan : La littérature est structurée comme un langage. Bref, d’avance, la marrade.
Enfin par sens pratique : la métaphore a le mérite de dire la chose, et de ne jamais la dire. Or ce genre d’entre-deux , ou plutôt de double pôle s’avère toujours fécond. Pour réfléchir il faut savoir prendre le risque de l’erreur – à condition, toutefois, de réfléchir vraiment et non de s’installer dans des automatismes de langage (on revient à notre point 1). L’idéal serait donc que je prenne le temps, la peine et le risque de réfléchir plus longuement à cette question d’emploi.
Viens de voir Eo de Jerzy Skolimowski, non sans au départ une légère appréhension, car j’avais été assez fascinée par Essential Killing et me doutais d’après la bande-annonce que l’épure cette fois n’y serait plus. Mais contre toute attente, la filiation avec le film de 2010 m’a semblé plus frappante que la rupture. Dans E. K. les forêts étaient blanches, ici elles sont rouges. À chaque fois, sublimes. Dans les deux films des personnages muets fuient et/ou errent au gré des circonstances. Leur solitude en commun, chaque rencontre avec les humains prend le tour d’un accident, avec le sentiment que cette forme de nomadisme pourrait durer des heures si le héros ne finissait par mourir, pas clairement dans E. K., plus bruyamment dans Eo(1). Car dans ces films où le personnage n’a d’autre but que le vagabondage, il faut bien que quelque chose s’arrête et laisse place au générique final. C’est une contrainte légitime du réalisateur, mais pas seulement.
Le constat, en effet, y est toujours le même : les hommes condamnent celui qui ne leur ressemble pas et est incapable de suivre leur agitation à une mort certaine. C’est une question de mouvement. D’incompatibilité de mouvement : les errances des uns et de l’autre ne sont pas du même type, ne suivent pas les mêmes lois, y compris rythmiques. A l’image de la jeune écuyère de cirque, la première propriétaire d’Eo qui l’aime tant mais doit repartir à moto après lui avoir fêté brièvement son anniversaire. Animaux et êtres humains ne peuvent faire autrement que se croiser. Mais dans Eo le propos se radicalise en même temps que le sentiment d’une impasse – une impasse qu’on pourrait qualifier d’ontologique.
Ici, les hommes eux-mêmes ne savent faire autre chose que s’entredéchirer. Ils multiplient les conflits et les comportements grotesques (cf la scène de dispute au fumet incestueux entre une Isabelle Huppert totalement sordide, au visage sans âge et caché sous un masque de maquillage, et son superbe fils, cliché de l’aristocrate décadent ; l’inauguration désuète d’un entrepôt par les notables ventripotents du bourg), assassinent gratuitement (un chauffeur sympathique), courent après des ballons au nom d’une couleur, celle de leur équipe, pour finir par se donner des coups de battes.
Les quelques interactions humaines apparaissent ainsi comme de piteuses interférences, dont la conséquence s’abat directement sur les animaux. Les mouvements et l’errance naturelle de ces derniers sont sans cesse entravés par des êtres absolument insensés. Il s’opère comme une contamination irrémédiable. Une toxicité se déploie tous azimuts, au point d’atteindre tous les animaux qui croisent la route des hommes. Ceux-ci par exemple ne cessent de forcer Eo à avancer d’un point à un autre (lui qui ne semble pourtant ne tendre qu’à aller sans but), quitte à l’enfermer dans des containers successifs pour le transporter malgré lui. Comme ils le font en réalité, et cela nous sera clairement donné à voir, avec tous les animaux domestiqués : cochons, chevaux, bovins.
Finalement, avec cette base scénaristique simple d’une pérégrination perdue d’avance par un héros isolé, le reste tout le reste, c’est-à-dire la, ou plutôt les formes pouvaient varier. Jusqu’à devenir un véritable feu d’artificeS. Tantôt une caméra instable va au plus près de l’œil invariablement sale, inexpressif et larmoyant de l’âne ; tantôt elle s’envole au-dessus des arbres en suivant avec grâce une rivière, pour s’arrêter sur la robe et la musculature d’un cheval qu’on savonne de haut en bas ; pour suivre quelques instants le parcours fragile d’une fourmi ; fixer un moment le tableau d’une étable grise et brune dans une asinerie de campagne ; ou encore se perdre dans des bouillons d’eau montés à l’envers. De cette grande variation picturale, j’ai pour ma part tout aimé – chaque plan, même les plus limites, les plus inconfortables. Car quel que soit le choix formel du réalisateur, quel que soit l’angle par lequel il décide d’aborder tel épisode du parcours d’Eo, il parvient toujours à construire de la tension. Scène après scène, plan après plan, même là – et peut-être grâce à cela – où l’on ressentirait au départ une certaine réticence, voire une répulsion esthétique, légère ou moins, le film s’avère d’une intensité totale.
À ce titre et en conséquence, on peut dire que dans son style – celui-là même qu’il s’est inventé – Eo est un film parfait.
Mais il est d’autant plus réussi que cet artifice assumé n’est jamais gratuit. On saura gré au réalisateur d’avoir évité de nous faire croire qu’on se trouve dans la peau d’Eo et perçoit le monde entièrement de son œil mouillé. Toute vision, tout sentiment prêté à l’animal n’est à vrai dire qu’une projection, comme lorsque un personnage évoquant à voix haute le goût du salami fait semblant de croire qu’il a coupé l’appétit d’Eo. Tout au long du film on devine, on essaie, on attrape quelques bribes, mais en fait, tout ce qui nous est montré est de l’ordre de l’artifice, de la reconstitution. À commencer par ces multitudes d’animaux. Toutes ces espèces, en réalité, ont été fabriquées par l’homme. Elles sont, à tout le moins, le fruit de sa vision. Dans Eo il n’y a pas d’état de nature.
Ainsi la forêt de nuit est-elle réduite à un lieu irréel, celui des contes de l’enfance. Le jardin de la comtesse – dont le portail s’ouvre et se ferme mystérieusement – apparaît comme une clairière dérisoire et d’un vert impossible. L’âne ne parvient pas à y brouter la pelouse. Dans cet environnement dominé, phagocyté par l’homme, plus aucun lieu n’est viable à long terme. Même les moments passés dans une prairie avec des enfants trisomiques ne permettent nul répit à Eo, devenu dans cette courte séquence indistinct de ses congénères. Les enfants semblent certes ravis, mais des ânes on n’apercoit plus que les pattes : ils sont littéralement éjectés du cadre. L’atmosphère de bonheur, symbolisée par des cerfs-volants clicheteux, n’a rien de solide. En guise de complicité entre de petits être fragiles, on nous vendra un déballage de jolies images, voilà tout. De toute manière, il faudra bientôt de nouveau les porter sur le dos, ces bambins, puisque les bêtes aux yeux des humains ne sont bonnes qu’à trimer pour eux.
Si antispécisme il y a dans le film, ce que je crois – le crois parce que le suis, antispéciste, et que dans ce domaine toute accointance est précieuse, furtive, s’attrape à l’arrachée. Mais soyons honnête : rien ne le garantit vraiment. Un tel positionnement ne se prend pas, en tout cas, pour autre chose que ce qu’il est. À savoir une projection multiple et fantasque du réalisateur sur des êtres qui lui échappent. Il se veut aussi parfois ironique. Sans illusion sur sa nature : en passant d’image en image, en construisant des liens logiques et temporels via le montage, on reste finalement enfermé dans la tête d’un homme. Celui-ci a beau aller vers d’autres formes de vie, il n’ignore pas moins qu’il ne pourra jamais les atteindre tout à fait. Mais à mon sens c’est là la plus belle preuve d’amour qu’on puisse leur manifester. (2)
(1) Ne manquait alors que le fameux « Cut ! » crié par le réalisateur.
(2) À ce propos, la note de fin de film est autrement plus émouvante que les remerciements de Claire Denis à Agnès B à l’issue de Trouble every day. Un mot précise en effet qu’Eo a été fait par amour pour les animaux et qu’en conséquence, aucun mal ne leur a été infligé pendant le tournage. Peut-on faire plus beau ?
1. Mon fils, bien brieffé par sa maîtresse, me chante la Marseillaise depuis hier soir. Je veux m’ôter cet air de la tête, que je n’aime pas. Spontanément me vient cette chanson non moins de circonstance, avec sa chouette ritournelle de guitare.
Mais surtout, ce que je voudrais reprendre, c’est le glissement de l’énumération de questions à l’affirmation vaguement menaçante dans le couplet suivant (« Mais qui… J’te l’demande pas, j’te l’dis, qui t’écrase »). Mine de rien, l’effet est assez puissant.
2. Autre chose et sans transition, mais qui se trouve illustrer parfaitement ce que je tentais d’expliquer il y a peu au sujet de la capacité d’empathie que développe la langue écrite – empathie qui pourra s’exercer sur toute entité évoquée dans un texte. Hier, en parcourant Le Monde, je tombe sur ce titre :
On le croira ou non, mais avant que j’aie le temps de comprendre de quoi il était question (moins d’une seconde), un véritable sentiment de compassion, voire une légère tristesse me sont montés à la nuque. Tout mon corps s’est instantanément mis en mode empathique. Pourquoi ? À cause de « renonce à sauver » et « en perdition ». C’est totalement absurde. Mais voilà : les mots, comme les sonnettes les chiens, font saliver les hommes.
Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ; soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient été accueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grande auberge, où on leur fit payer très chèrement un mauvais souper servi dans des plats d’argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets ; ou qu’ils se soient enivrés d’excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ; car quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu’il y a de vrai, c’est que, de quelque endroit qu’il vous plaise de les mettre en route, ils n’eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien ! Jacques, l’histoire de tes amours ? »
Jacques le fataliste et son maître, de Denis Diderot
1) On ne connaitra évidemment jamais la fin de l’histoire des amours de Jacques (elles ne seront jamais écrites et l’on comprend bien que Diderot n’en avait aucune intention).
2) Et pourtant dans cette absence de récit mille autre choses sont racontées. Car des aventures de Jacques, toutes les options se réalisent. À en croire notre narrateur rien ne nous le garantit ; et pourtant si. Car nous sommes en littérature, c’est-à-dire sous un régime discursif spécifique, où il ne s’agit pas tant de dire le vrai que de raconter. En littérature le seul fait de nommer la chose la fait exister. Pas forcément advenir dans le récit en tant qu’étape – rouage – vers son issue, mais simplement être. On connaît l’expérience : si je vous dis de ne surtout pas penser à un éléphant, vous penserez aussitôt à un éléphant. C’est le pouvoir non du gospel ni de l’au-revoir mais du langage dont il ne nous a pas échappé qu’use la littérature. Le mot fait toujours apparaître ce dont il parle (avec une qualité et une intensité autres que celles de l’image mais cela j’en ai déjà parlé).
Ici, Jacques et son maître ont donc à la fois couché dans un bordel, vécu de peu parmi de pauvres gens d’église et se sont « enivrés d’excellents vins, ont fait grande chère » à s’en rendre malades, peut-être même en une seule nuit. Ils auront fait tout cela à la fois, quoique ne l’ayant pas fait. Car on les voit le faire – les mots les imaginent pour nous – et cela suffit. Or nous n’en demandons pas plus. Ce qui fut écrit a été. A été dans notre esprit, certes. Mais qu’est-ce que la fiction sinon ce qui a été dans notre esprit ? Le narrateur se joue de nous et des automatismes de la pensée.
3) Ainsi dans les dernières pages de Jacques le fataliste le récit explose-t-il en un grand feu d’artifice. Il reste un récit, mais ce récit change de nature : désormais il est subdivisé, comme désépaissi. Des personnages secondaires émergent les uns après les autres, des situations contradictoires se découpent en tranches et se superposent. Un peu à la manière d’une grande et belle plante qu’on découperait en boutures, la fiction se (re- et sur-)charge mais uniquement de ses potentialités. Le récit, déjà fruit de l’imagination d’un auteur, devient pure suggestion. Un possible au carré.
Sans se déliter tout à fait, il perd en effectivité ; mais en même temps, c’est par cet éclatement joyeux que la fiction s’affirme en tant que telle. C’est comme le menteur qui, en nous disant qu’il nous ment, devient aussitôt une chose et son contraire ; ici, avec cette liste fantasque de toutes les péripéties envisageables, la fiction perd de sa puissance de narration (puisqu’on ignore tout de même ce qui est vraiment arrivé, et est privé dans la foulée du récit des amours de Jacques) tout en activant et renforçant la machine à imaginaire.
4) Tout se terminera, y compris pour le narrateur qui parle à la première personne (cf note), dans une totale acceptation de ce qui peut advenir. Il affirme sa confiance envers le récit ; confiance qui lui procure aussitôt une sérénité sans borne.
Pour le plaisir, j’ajoute les toutes dernières lignes du texte, qui montrent un Jacques pleinement satisfait de ce qui se passera par la suite, quelle que soit cette suite que de toute manière il ne maîtrise pas.
Ce qui est très beau dans le paragraphe final, c’est la façon dont la confiance en la fiction est dite. C’est elle qui permet à Jacques de s’endormir et de mettre un point final au récit (le sommeil du héros est comme une petite mort, une mort en douceur). L’affirmation par Jacques/le narrateur de sa confiance envers le récit est donc ce qui le lui fera clore.
Par ailleurs la quiétude est totale. Elle ne souffre aucune nuance, aucune exception. Exactement comme chez ces gens que l’on vient parfois à croiser dans la vraie vie, et qui ont décidé de faire confiance à ce qui viendra juste parce que cela doit arriver. Qu’ils le veuillent ou non. En tous points l’attitude est la même. On est donc plongé dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, mais transposé aux récits de fiction. Dans le meilleur des mondes possibles de la fiction aussi, chaque alternative est source de réjouissance. Avec à nouveau, tel un ultime clin d’œil malicieux, le jeu de mots sur le terme « écrit » (écrit par qui ? par Dieu ou bien l’auteur ?). Attribuer comme le fait Diderot cette étrange position vis-à-vis de la fiction à un personnage ou à son propre narrateur, et lui faire terminer le récit en disant tout cela tient à mes yeux du génie.
Note – En réalité, on peut supposer sans prendre de gros risques que le narrateur et Jacques fusionnent en une sorte d’accord parfait final. Ils sont les deux faces d’une même pièce, à savoir le récit.
Ce morceau – le seul de U2 que j’aie jamais écouté en entier, de moi-même du moins – dont le clip m’avait marquée à l’époque, et que j’avais oublié jusqu’à hier soir. Le tout m’est revenu d’un coup, je ne sais pourquoi ni comment. Hop, le voilà.
J’adore :
– comme The Edge se retient de rire tandis que les pieds se baladent sur ses lèvres
Je regarde Roubaix, une lumière. Découvre Roschdy Zem et sa classe absolue. Le mélange de douceur et d’obscurité qui émane de lui, et que je ne crois pas avoir jamais vu chez un autre personnage de cinéma. Là très exactement s’invente quelque chose.
L’une des deux meurtrières est jouée par Sara Forestier, méconnaissable. Elle finit par sortir de sa bicoque, avec l’allure d’une pauvre petite chose, avec sa toute petite tête et un pull trop grand. Elle est laide, à la limite de la débilité. Son jeu surtout au début m’impressionne, quand seul se tient, hébété, ce triste corps sans épaules.
Léa Seydoux qui incarne l’autre meurtrière est égale à elle-même. Joliesse étrange, cerclée de cernes (de film en film, Desplechin montre une prédilection pour les yeux globuleux), regard fermé, débit qui mitraille, larmes abondantes. Comme d’habitude Seydoux joue bien et mal en même temps. En premier lieu elle ne joue pas très bien, mais à force d’audace et d’incessante affirmation de son jeu, crée des effets de vérité. C’est en s’imprégnant de l’assurance de l’actrice – une sorte de volonté vorace – que son personnage gagne en incarnation.
Je m’étonne d’une scène où, en brassière et bras nus, la jeune femme qu’elle joue, une junkie, sans instruction et qui se sait foutue, dégage un charme soudain. Quelque chose de sexy. Je ne comprends pas ce que ça vient faire là. Puis, au fil de mes recherches sur le film je saisis ce qu’il en est vraiment : les deux femmes ont existé. Elles existent et le meurtre a eu lieu. Chaque scène, chaque posture, chaque mot a été ramené d’un documentaire (Roubaix, commissariat central) au film. Dans le documentaire la jeune femme porte une brassière identique.
Embarquée presque malgre moi dans son visionnage sitôt après le film, je continue à saisir : Desplechin a voulu bien distinguer les rôles. Surtout qu’on ne s’y trompe pas. On y trouvera comme au dessus des hommes le commissaire Daoud, grand et généreux ; d’un côté la meurtrière stupide et sans charisme ; et de l’autre la plus dégourdie, belle et manipulatrice. Belles, dans la réalité les criminelles le sont toutes les deux. À les voir pendant l’interrogatoire on les imagine facilement ensemble. On se figure leur vie, se déroulant à deux, dans une routine d’ennui ; leur quotidien sordide et complice.
En vérité les femmes, chacune à sa manière dégagent une égale complexité. L’une parle beaucoup, l’autre ne cède des bribes d’informations que lorsqu’on lui rappelle son petit garçon qui l’attend. On la voit alors presque sursauter sous la piqure. Souvent les deux regardent leurs interlocuteurs droit dans les yeux.
Dans le film les policiers qui mènent l’interrogatoire crient beaucoup derrière Daoud l’impérial. Jamais dans le documentaire. La tension cependant s’y avère plus forte. On voit les deux femmes se retrouver peu à peu acculées. On sent l’espace pour elles se rétrécir. Elles tournent en rond. Finissent par céder : l’une sous la rapidité des questions qui ne la laissent pas tergiverser, l’autre de manière plus tranquille, plus lancinante, par le chantage au fils. Ici, pas d’interprétation psychologisante du commissaire (d’ailleurs les policiers interviennent successivement, indistincts et sans grade). L’horreur se déplie dans sa grande banalité. Une banalité qu’aucune fiction ne me semble pouvoir capter. Tout sonne juste. Tout fascine. C’est le réel.
Parfois on lit ou voit une œuvre, entend une question qui fait débat, et l’on ne sait que choisir. On comprend tous les points de vue, au moins partiellement, saisit toutes les intentions. Tout pourrait nous convenir. On pourrait aller dans un sens. Mais en réalité on pourrait tout aussi bien défendre le contraire. On tient ainsi, longtemps. Longtemps. Et puis au bout d’un moment, on bascule. Comme s’il fallait absolument prendre parti. Comme s’il fallait choisir son camp.
Cela ne signifie pas que ce choix ne soit pas justifié. Il correspond, bien sûr, à ce qu’on pense réellement. Mais pas à ce qu’on pense entièrement. Il y a souvent une part d’éléments autres que notre seule opinion sur le sujet concerné. Positionnement par rapport à un groupe auquel on veut ou non appartenir ; image de soi ; préférences érigées en principes il y a plus ou moins longtemps et auxquels on s’accroche ; au contraire construction en cours d’une théorie, qu’il faut illustrer rapidement pour la rendre plausible ; affects, voire préjugés divers liés à l’artiste qu’on loue ou critique… à vrai dire ces éléments sont innombrables et difficiles à démêler.
Et puis de toute façon, c’est trop tard. On s’est engagé. On a mis un orteil, on ne va pas reculer. Surtout, quelque chose qu’on ne maitrise pas, notre conscience ou bien le dieu des jugements, la grande Histoire ou l’opinion publique, un truc idiot en tout cas qu’on imagine distribuer les bons points pour l’éternité, nous empêche de le faire ; tout comme émettre des nuances, celles-là même qui nous retenaient au début.
Alors on s’enfonce dans ce choix, et fait tout pour le rendre plus tranché encore. On ne retient plus les coups parce que l’idée d’avoir tort, même un tout petit peu, nous paraît insupportable. Avec tout ça, à la fin, un avis indiquera surtout une posture. Pas forcément une mauvaise posture, mais une posture tout de même. Disons : une posture plutôt qu’un avis honnête. Épris de sincérité et de rigueur intellectuelle. Nous croyons réfléchir en toute impartialité. C’est en réalité l’ego, cet autre mot pour « orgueil »- d’ailleurs ils sonnent pareil -, qui nous dirige. Malgré les efforts que je déploie, je n’y échappe, bien sûr, pas toujours. Si bien que je me dis parfois qu’avant d’émettre tout jugement je devrais prévenir mes interlocuteurs : plus mon avis semble péremptoire, plus il faut le relativiser.
Drôle. il y a quelques jours, je me suis fait mal au bas du cou exactement au même endroit que le narrateur de Trois cafés. Au début j’ai cru que c’était un banal torticolis ; puis la nature et le lieu de la douleur, ainsi que son apparition soudaine (quoique matinale, elle a bien eu lieu après mon réveil et non pendant mon sommeil) m’ont plutôt dirigée vers l’hypothèse d’un faux mouvement. Un de ceux qu’on fait quand on est pressé et encore refroidi, le matin, avant d’aller au travail.
L’expérience m’a appris que lorsqu’une douleur apparaît, que ce soit au niveau d’un organe interne (système digestif sous la sangle abdominale) ou bien d’un muscle ou d’un os (tout le reste du corps), il est plus bénéfique de mouvoir la zone inflammée, quitte à appuyer franchement là où ça fait mal, que de la laisser se reposer. Le tout étant d’agir sans précipitation afin de rester concentré sur les réactions du corps aux mouvements effectués.
Ainsi, lassée de cette douleur persistante, mais aussi parce que j’en trouvais le temps pour la première fois depuis son apparition quatre jours auparavant, je me suis décidée à faire un certain nombre de ces mouvements pendant près d’une heure.
De tels moments, de silence et d’attention extrême à ce qui travaille en soi, sont rares. Trop rares, puisque ce que j’ai observé alors s’est avéré passionnant. Toute la question est de savoir si l’on peut rendre de telles observations à l’écrit. S’il est possible de restituer ce qui se joue au fond de la matière et la rend si fascinante.
En penchant la tête de tout mon poids du côté douloureux (gauche), je sentais aussitôt une contraction sur le trapèze. Alors, un fourmillement courait tout le long de mon bras déroulé pour s’échouer, plus mordant, dans le creux de la main. Juste au milieu, là où se rejoignent les métacarpes. Je gardais la main bien relâchée (autant que ma tête, disons que je faisais en sorte que le mouvement de détente se fasse en même temps aux deux extrémités du corps) et, tout en gardant les yeux fermés restais entièrement concentrée sur cette sensation. Elle n’était pas totalement désagréable, mais c’était étrange et nouveau de sentir une douleur située tout en haut du corps trouver ainsi une résonance, son exacte équivalence, au bout du bras. Comme si de minuscules insectes grouillants, emportés dans un tourbillon d’eau vers le siphon d’un évier, mordaient et plantaient des griffes tous en même temps pour se retenir de tomber.
Je me concentrai uniquement sur la paume et cette impression de grignotement intérieur pour ne plus prêter attention à la partie du haut. C’est ainsi que la douleur au cou m’a semblé diminuer et que j’ai pu, grâce à ce répit, entamer une série de mouvements que je n’arrivais plus à faire depuis mercredi. J’effectuais tout dans une extrême lenteur, à la fois pour bien garder conscience des sensations, de leur lien avec les mouvements et les positions de chaque partie du corps, mais aussi pour prévenir toute contraction soudaine et éviter, ainsi, de me blesser davantage.
Parmi ces mouvements, quand je formais avec la tête des cercles de droite à gauche, l’épaule se soulevait à l’arrivée de celle-ci sur le côté douloureux. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à maintenir cette zone détendue. L’épaule appréhendait la tête. Rien à faire, à l’approche du crâne alourdi ça se contractait, là, côté gauche, sous la chair ; à un endroit que je ne pouvais pas atteindre, ni en massant, ni en y enfonçant les doigts pour soulever la petite masse musculaire posée entre les deux tiges, les os de la clavicule.
J’insistai pourtant, désireuse – avide – de comprendre ce qui pouvait bien se bloquer à cet endroit précis. Tout en prenant soin de soutenir mon cou et de le protéger (dans cette position, pour accompagner le mouvement du cou et soulager la tête j’avais placé ma main – celle-là même qui me démangeait lorsqu’elle était tirée vers le bas – entre le trapèze et l’angle de la mâchoire), je faisais de petits mouvements de balancier. Front en avant, puis crâne en arrière. Front en avant, crâne en arrière. De petits craquements, des frottements profonds, venus de loin et non comme cela peut arriver souvent de surface, se produisaient à rythme régulier. À chaque aller, à chaque retour. Pourtant, je sentais les tissus et les fibres se relâcher peu à peu.
J’ignore ce que j’ai modifié à l’intérieur de cet entrelacs de nerfs, de muscles, de fascias et d’ossements. Est-ce qu’à force de bouger j’ai remis un morceau qui s’était déplacé ? Est-ce que j’ai défait un noeud ? Suis-je venue à bout d’une contracture ? Quelque chose s’est-il à nouveau mis à circuler qui était écrasé ? Je ne le saurai jamais. À l’issue de ces exercices, sans voir le mal entièrement disparu, je pouvais à nouveau tourner la tête à 180 degrés.
Quel trauma. Je viens de finir un livre où sont citées Annie Ernaux, Céline Sciamma et Virginie Despentes à tour de page. Bon sang il ne manquait plus que Sapienza et son Art de la joie ! (1)
Un livre où Faulkner et Robbe-Grillet sont fortement critiqués, l’un parce que trop cynique et fasciné à peu de frais par les mauvais garçons, l’autre parce que trop peu conscient de son statut de dominant.
Ce livre, c’est le dernier d’Alice Zeniter : Toute une moitié du monde. L’autrice ne place pas son propos en terme de débat, et c’est heureux. On reconnaîtra dans son texte une volonté, simple et dénuée d’orgueil inutile, de déplier son rapport à la littérature. A. Zeniter évite toute posture, plaisante régulièrement et déroule sa réflexion sans pénible étalage de culture, ce qui la rend éminemment sympathique. Son propos n’en est pas moins dérangeant, car il semble se précipiter, tout faire pour coller à un discours désormais rebattu. Quels que soient les détours (apparents) empruntés par l’autrice, c’est là qu’ils aboutissent. Je le dis sans colère, et même en plaisantant, mais je regrette que cette lecture dont je me rejouissais se soit avérée à chaque page plus décevante, tant elle est éloignée de (et je crois incompatible avec) mon approche de la littérature.
Je reprendrai quelques points.
I Une problématique problématique
Non, vraiment pas. De mon côté je ne vais pas « au pays de la fiction » et n’ai jamais été « reconnaissante » à des personnages d’exister. À l’épreuve du brevet des collèges, quand on m’a demandé en quoi la littérature permettait de s’évader, j’étais déjà bien ennuyée à l’idée de devoir trouver quelques exemples pour illustrer une telle ânerie. Mais si l’on m’avait demandé en quoi les romans font mieux comprendre le monde, j’aurais été tout aussi embêtée. Pas A. Zeniter apparemment, puisque tout son texte est une longue dissertation sur cette problématique posée dès les premières pages (comme l’exige l’exercice) : en quoi puis-je affirmer que « la fiction m’arrache au monde et qu’elle m’éduque sur lui » ?
Si je lis de la littérature c’est parce qu’elle seule crée du langage. Il n’y a que cela qui compte pour moi. Je vois bien à quel point je me prive de plaisirs (joyeusement naïfs, presque enfantins) avec mon obsession. Mais à vrai dire, je m’intéresse peu à la fiction en littérature (au cinéma c’est différent). J’ai d’ailleurs souvent évoqué ma méfiance envers tout récit (pas plus loin qu’ici). Ainsi dois-je faire un aveu. Si je continue à lire certains auteurs bien précis, ce n’est pas pour les histoires qu’ils inventent (malgré, par exemple, leur veine sociale, les intrigues qu’ils déploient et les retournements qu’ils bâtissent avec brio), mais pour une unique raison : leur tentative de faire contenir ces histoires dans leur langue(2). Les fictions, comme les personnages, me plaisent et m’intéressent bien sûr. Mais en tant que constructions linguistiques. Et si c’est toujours là que se porte ma curiosité, c’est parce que ce décollement de la langue suscitera chez moi (et peut-être d’autres) des émotions.
Ce qui me bouleverse, ce ne sont donc pas tout à fait des situations, mais bien la manière de les dire. Car après tout : les situations en littérature ne sont pas autre chose qu’une manière de dire. À ce titre, j’aime la littérature pour ce qu’elle est. Jamais très longtemps pour les illusions (par exemple de personnages) qu’elle pourrait produire. Il n’y a, dans ces conditions, nulle évasion pas plus que d’éducation. Il y a écoute d’une résonance jusque-là inouïe, toucher d’une texture inédite. Ainsi et avant tout le reste, quelques précieuses sensations.
II Littérature et représentation
Par ailleurs, croire comme le fait l’autrice que la littérature manque de représentations féminines, noires, LGBT parce que ces représentations permettraient une plus grande identification à ces catégories est à mon sens une erreur. Ça c’est précisément la fable contemporaine, son storytelling. L’obsession des critiques littéraires, peut-être des éditeurs. Et on dirait que montrer des noires lesbiennes dans les romans ouvrirait l’imaginaire et rendrait les gens plus tolérants. Sur ce point, Alice Zeniter me semble faire davantage que décrire un goût personnel (« j’aurais aimé trouver des héroïnes dans les romans que je lisais enfant »). Elle devient prescriptive. On peut voir alors son essai comme un manifeste. Doux dans sa forme, mais tout de même. Affirmer la nécessité de la représentation de toutes et tous pour un auteur est une garantie immédiate de succès et je ne doute pas que cet essai-promenade en soit un. Parmi les effets immédiats de la publication, Toute une moitié du monde pourra par exemple constituer un premier pas décisif vers l’entrée de l’écrivaine dans le cercle des autrices féministes médiatiques nationales (3). Son affirmation n’en sera pas moins problématique. La littérature n’est pas une affiche publicitaire.
Car en effet, les campagnes de pub sans doute, mais aussi le cinéma, les téléfilms et les séries, parce qu’ils sont capables de s’adresser à un large public (4), ouvrent l’imaginaire et nous rendent plus tolérants (et dans ce cas, tant mieux). Mais ce n’est pas le problème de la littérature. Elle regarde ailleurs, et tant mieux également. Ceci pour deux raisons. Tout d’abord parce que la proportion de lecteurs est trop faible pour changer les représentations d’une société entière.
Pour se faire une idée de ce que je veux dire par « proportion trop faible », voici les chiffres des ventes de quelques très gros succès littéraires de ces dernières années (je parle d’auteurs français). En 2017, le Goncourt s’est vendu à 299 000 exemplaires. Il s’agissait de
C’est la seule liste que j’ai trouvée, je ne l’ai pas choisie. En cherchant au cas par cas, pour les succès plus modestes il faut retirer un zéro. 20 000, 30 000, 40 000 exemplaires vendus… les chiffres parlent d’eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’en développer la moindre amertume, mais d’être bien conscient de quoi l’on parle ici. Avec un nombre aussi dérisoire de récepteurs, la littérature ne peut influencer autrement que de manière marginale et sur le très long terme.
Ensuite, et c’est le plus difficile à expliquer, celle-ci n’a que faire des représentations parce que le passage par les mots engendre d’autres comportements qu’avec la diffusion d’images de masse. C’est mon hypothèse. Je me risque à un développement, qu’il me faudra peut-être renier ou moduler plus tard.
Pour ma part, si je lis l’histoire d’un poulpe et parviens, via la langue à trouver matière et chemin à m’émouvoir du récit de ses aventures, alors c’est que je pourrai le faire de n’importe quel autre être vivant. Car lalangue écrite est un irréductible filtre entre soi et le monde, contrairement à l’image qui s’imprime directement sur la rétine et crée aussitôt, que l’on soit devant une fiction ou non, un effet – je dis bien un effetde réel. En revanche, lorsqu’il faut le puiser dans les mots, qui sont des abstractions (contrairement aux images qui montrent immédiatement la chose), lorsqu’il faut en passer par eux, c’est avec l’avènement du sentiment lui-même que quelque chose en soi s’ouvre (identification, empathie). Non dans l’incarnation qui le suscite. La littérature, aussi réaliste soit-elle, crée un autre réel. Elle en crée, précisément, une lecture. C’est sa limite, mais aussi sa richesse.
En poussant un peu plus et pour illustrer les conséquences de mon propos, je dirais qu’Alice Zeniter se trompe en croyant que croiser des personnages féminins fictifs susceptibles de lui servir de modèles l’aurait aidée. Un peu soulagée peut-être – j’entends parfaitement la souffrance dont elle fait part dans le livre, celle d’une petite fille élevée dans un environnement étriqué. Mais pas formée. Certainement pas : la lecture ne nous façonne pas ainsi. Je pense qu’en s’en tenant à une littérature classique, andro-centrée et patriarcale, d’où n’émergeaient que des héros virils et son lot de personnages secondaires pas toujours édifiants, elle avait tous les récits nécessaires pour savoir ce qu’elle ne voulait pas être (une femme soumise et dépendante, en l’occurrence des hommes). Elle avait, en creux, l’image dont elle dit avoir eu tant besoin. Enfin tenait déjà, par bribes et accumulations de percepts(5), ce qui la constituerait plus tard. Ici une qualité humaine, ou bien animale, là un sentiment singulier, là encore une réaction inattendue dans une situation précise… tout était déjà en place. Tout attendait, tapi mais on le devine, bouillonnant, que la jeune fille acquiert la liberté des adultes.
III Changer les hommes ?
Alors qu’en est-il pour les hommes, tout autant privés de modèles romanesques féminins ? Il en sera de même pour tous, de même pour un homme ; de bonne foi du moins. Qu’on appellera Jean-Mi pour plus de commodité. Pas plus qu’une femme, même isolée, même solitaire et même sans soeurs, Jean-Mi n’a besoin de lire de romans sur des femmes fortes pour éventualiser l’existence, dans la vraie vie, d’êtres de sexe féminin courageux. Il ne deviendra pas féministe parce qu’un livre d’Annie Ernaux lui est tombé dans les mains. Ceux qui s’épenchent depuis plusieurs semaines pour expliquer que c’est ce qui leur est arrivé, cette révélation subite à la lecture de cette littérature explicitement féministe, font œuvre de mystification. Ils reconstituent après coup une prise de conscience, déjà effective avant elle. Ils racontent une belle histoire et ce faisant, contribuent à consolider encore un peu plus la légende qui a mené l’autrice au Nobel. Après tout on ne prête qu’aux riches.
Éventuellement, Jean-Mi pour entamer sa mue féministe a juste besoin de voir ce qu’est, par exemple, un acte de courage, et pourquoi pas dans un roman, et alors chez n’importe quel personnage. De ce point de vue-là, Alain Robbe-Grillet a raison : l’identité d’un personnage est un leurre, quelque chose d’absolument superflu. Robbe-Grillet comprend qu’en littérature il faut savoir retourner à son essence pour ne pas la perdre de vue – la dénuder dirait A. Zeniter ; il ne fait que rendre plus flagrante la faculté du roman à produire par la langue, via le tressage linguistique qui le constitue, d’abord et surtout des combinaisons de situations.
Revenons à Jean-Mi, ou plutôt à son frère Romuald qui est, lui, de très mauvaise foi. Si Romuald refuse de voir les femmes courageuses qui l’entourent, c’est tout simplement parce que ce n’est pas dans son intérêt. Il tient trop à son confort de petit dominant.
Pour changer les choses, puisqu’au fond, dans Toute une moitié du monde c’est bien de cela qu’il s’agit, il faut changer les intérêts de chacun. De tous les hommes, Romuald y compris. Changer leur intérêt à tous, c’est-à-dire changer les mœurs. Pour le dire autrement, si un homme ne se rend pas sensible et disponible de lui-même à la cause féminine (par exemple grâce à son goût pour la lecture, que les romans parlent de femmes ou non), il ne le deviendra que dans le cadre d’un changement collectif. Un changement imposé.
Rien à voir, dans ce cas, avec l’art.
IV La forme, cette grande absente
Cette focalisation sur la question de la représentation (de l’inclusivité) dans les romans ne serait pas un problème assez important pour que je l’évoque si elle n’amenait pas l’écrivaine à se demander à plusieurs reprises (au début, au milieu, à la fin du livre) quels seraient les bons scénarios à mener avec les bons personnages. Dans tout ça, pas une interrogationsérieusesur la forme. Juste quelques paragraphes de rigueur sur la tâche qui revient à l’écrivain de revigorer les mots, avec l’image, assez belle, d’une couverture trop lourde et qu’on doit retirer ; puis un chapitre où il est vaguement affirmé qu’il faut chercher ailleurs que dans les romans « as usual » (intrigue – personnages hauts en couleur – péripéties – fin vraisemblable) de quoi – toujours – s’extraire du monde et apprendre sur lui. Ah non, raté, c’est encore ici une question de scénario, dont il faudrait de temps en temps « bifurquer ». Sur la forme, rien décidément.
V Approximations
En revanche, mais sans surprise viendra dans la foulée un chapitre sur ce que doit endurer une jeune femme qui écrit (cette jeune femme passant de la frustration de lectrice à celle d’écrivaine), parce que chaque fan, éditeur, journaliste, photographe a des attentes sur ce qu’elle devrait montrer d’elle. Ici plus qu’ailleurs, l’injonction à la séduction serait un poids.
Comme si ce n’était pas tout autant le cas des hommes. Comme si le corps, la figure mais aussi la posture des uns et des autres, jeunes, vieux, fringants, recroquevillés, beaux, disgracieux, désinvoltes, farouches, sympathiques, mysanthropes, concernés, coopératifs, agressifs, dents blanches ou cigarettes n’étaient pas de toute façon scrutés et commentés dès lors qu’ils sont dans la boîte. A. Zeniter elle-même ne se gêne pas pour écrire dans son livre que M. Houellebecq est « laid ». Dans les pages culture des magazines on trouve aussi des photos d’auteurs mâles dans des positions totalement absurdes. Les questions personnelles, souvent affligeantes et sans aucun lien avec l’écriture s’y avèrent un passage obligé. Qu’on en convienne. Hommes et femmes : les injonctions débiles sont des deux côtés. Des-deux-côtés-bon-sang. Et autre scoop, chacun.e fait dans ces conditions contre mauvaise fortune bon coeur. Ce nivellement par le bas, endémique, ce règne de la médiocrité – qui en réalité ne s’intéressent aux différences de genre que de manière très superficielle – ne sont pas dits. Dans le livre pas plus qu’ailleurs. Pour cela, il aurait fallu qu’A. Zeniter se décentre un peu des discours qu’a entraînés sa transformation physique.
Dans Diacritik, un portrait (on l’espère tout en ironie !) de Laurent Mauvignier… par lui-même En position du lotus, les orteils apparents, assis sur le dos d’un fauteuil (qui fait ça ?!?), entouré de teintes douces et de livres : Emmanuel Carrère est vraiment la zenitude faite homme (Le point, Libération et Ernestmag)Aurélien Bellanger n’est pas qu’un homme qui pense avec une montre jaune (Elle). Il sait aussi se mettre à nu (La règle du jeu).
En outre l’autrice enchaîne tout de même quelques énormités que je ne veux pas laisser passer. En citant Toni Morisson qui aurait inventé l’écriture pro-minoritaire (je ne l’ai jamais lue, elle est peut-être, et le crois volontiers, une écrivaine géniale), elle ignore par exemple quels noirs et quelles femmes, quels personnages gays, hétéro- ou bisexuels puissants – pas au sens de testostéronés ; ni même héroïques ou désirables, c’est vrai, mais profondément marquants et d’un réalisme forcené – a montrés Chester Himes – un homme.
Elle déclare qu’à cause de la prédominance masculine en littérature, trop d’avortements sont racontés dans les romans et pas assez de naissances. Comme si un avortement n’était pas une expérience féminine. Comme s’il ne s’y trouvait pas une situation passionnante à saisir pour une romancière (pour s’en convaincre, voir Trois cafés, mon dernier texte en ligne, fin de la partie II et début de la III).
Contrairement à ce qu’affirme A. Zeniter, L’amant de Lady Chatterley décrit évidemment le plaisir érotique de Lady Chatterley ; D. H. Laurence a même interrogé sa femme pour écrire les scènes de sexe (pas toujours très réussies, je le concède, mais certainement pas racontées du seul point de vue masculin). Ne pas avoir perçu une telle intention, pourtant transparente, de la part de l’auteur est pour le moins étonnant.
Je passe pour ne pas être trop longue sur les multiples contradictions qui jalonnent la partition faite par l’écrivaine entre ce qui est supposé être viril et féminin. Sur ce plan aussi, le texte multiplie les tartes à la crème (6).
Je reviendrai en revanche sur la fin du livre qui, de manière somme toute assez convenue s’attarde sur la catastrophe annoncée, le réchauffement climatique. Je trouverais dommage que cette question devienne un passage obligé de l’écrivain engagé (surtout que dans le cas qui nous occupe, on a commencé avec la pandémie. Ça fait beaucoup).
Car enfin nous dit-on, comment écrire sur le futur quand il est incertain ? Certes, incertain. Mais incertain comment ? Anne Zeniter veut-elle dire plus incertain que pendant la Révolution française et la Terreur qui s’ensuivit ? Que pendant la grande guerre ? Ou sous le régime de Vichy ? Apparemment, oui. Incertain, même, au point de lui faire se demander, avec une légère minauderie, comment elle pourrait, dans ses prochains romans, employer la prolepse, cette figure de style qui projette les personnages dans l’avenir. Sérieusement ?
Allons, qui a peur aujourd’hui, vraiment peur ? Pas de devoir payer son chauffage plus cher le mois prochain, mais de l’état du monde dans trente ans ? Qui en éprouve une réelle angoisse ? Qui rien que d’y penser se sent la poitrine oppressée ? Je n’ai rencontré personne correspondant à ce signalement, même parmi mes camarades militants. Pour ma part, j’espère que tout s’écroulera bien vite et qu’il nous faudra retourner au transport à dos d’âne (au formidable baudet du Poitou, dans ma région). Mais je sais que ça n’arrivera pas. Je sais que tout continuera, simplement avec plus de tempêtes sur nos têtes et de déchets nucléaires sous nos pieds. Plus d' »épisodes caniculaires », d’inondations soudaines, d’asthmatiques, d’allergiques, de morts impossibles à recenser. Et que tant bien que mal, ça tiendra. Les parkings continueront à défigurer les paysages, Alice Zeniter peut reprendre les prolepses.
Un baudet du Poitou
Mais puisqu’à la croire, user de cette figure de style n’est plus envisageable, au moins est-il toujours temps pour la fiction, dit-elle, de nommer les espèces en train de disparaître. C’est que si l’humanité est dans la panade, l’écrivain a lui aussi sa part de responsabilité :
« Je ne peux pas m’empêcher de penser que si tant d’espèces ont pu disparaître, c’est qu’elles manquaient déjà au pays de la fiction et que leur absence criait qu’elles étaient quantité négligeable, qu’elles pouvaient disparaître et que le monde continuerait à exister, comme les petits mondes des romans, capables de tourner sans oiseaux, sans insectes, sans mammifères, sans arbres ni herbes… »
Je ne sais pas comment on peut écrire une chose pareille sans rougir. Comment on peut dépolitiser autant le réel pour prêter dans le même temps tout pouvoir à la littérature. J’en éprouve le plus grand et le plus sincère désarroi.
Pour compléter son pélerinage, je suggère à l’écrivaine tourmentée d’écrire quelques fictions radiophoniques pour France culture et deux ou trois tribunes dans nos grands journaux nationaux pour réveiller les consciences. Oui je plaisante encore.
Le Monde, rubrique « Idées », sous-catégorie « Débats », ce matin
Mais je dois cesser mes critiques.
VI Antithèse en forme de conclusion
Car malgré leur grand nombre, il me faut reconnaître que l’autrice a fait avec ce texte un travail honnête. Je dois, de mon côté, faire cet effort d’honnêteté. La balade, riche en références (certaines d’ailleurs, plaisantes. J’ai noté plusieurs noms jusque-là inconnus) et en bifurcations, a beaucoup de charme. Ce qui est la grande force de Toute une moitié du monde, c’est la manière dont Alice Zeniter intègre son expérience personnelleà sa réflexion, et inversement. Comment expérience et pensée s’y tissent en permanence. Le propos qu’elle développe m’a laissée de trop nombreuses fois, comme on l’a vu, perplexe. Toutefois, je perçois bien que l’autrice tente, dans une forme toujours accessible, de faire état de sa tentative, à la fois franche et fourmillante, de s’extraire d’une écriture romanesque cousue de fil blanc. Dommage que sa croyance au pouvoir du roman – au pouvoir de la romancière – l’amène à se tromper de réponses.
En cueillant sa matière dans un discours déjà existant, l’autrice va vers le consensuel – plus exactement, y retourne à grandes foulées – là où il faudrait inventer. Elle ne crée pas l’offre : répond à une demande. En la lisant j’avais souvent envie de lui dire « Oublie toute cette gravité, amuse-toi, et même bidouille. Dans les jardins, les bureaux, au bord de l’eau, mets tous les personnages que tu veux. Mais surtout, n’écris jamais poussée par le sens du devoir ».
Laisse la littérature à son inutilité. Une inutilité totale, qui la tient là ; nous place face à sa présence, et donne au seul fait d’être sa beauté. Une inutilité telle qu’il n’y a pas de mot pour la dire. Peut-être l’inutilité
du jeu.
À bien y réfléchir le livre m’a perdue en chemin pour une raison, une seule.
Il y manque cruellement la radicalité.
Notes de bas de page
(1) Quelques précisions nécessaires : les femmes nommées au début du billet ne sont pas convoquées pour la qualité de leur œuvre (pas plus que Toni Morisson, dont on trouvera de nombreux passages d’une interview). Car là n’est pas le « sujet ». En retour, c’est bien de leur rôle de figures incontournables du féminisme médiatique national que je m’amuse.
En revanche, je pourrais déplorer que les personnages de Laurent Mauvignier soient bel et bien pris en exemple pour leur force de suggestion, car cela me paraît tout simplement aberrant. Mais il faut reconnaître que leur évocation dans Toute une moitié… , bien qu’élogieuse, reste anecdotique. En outre, pour ce que j’en ai lu, Mauvignier ne s’illustre pas vraiment par le féminisme de sa plume. Je crois y deviner la raison pour laquelle il ne fait qu’une apparition éclair dans le livre d’A. Zeniter.
Quant à Umberto Eco, il est cité allègrement. Il est vrai que le sémanticien a beaucoup écrit sur l’art littéraire. Mais il serait peut-être temps d’admettre que c’est un piètre écrivain ! Sans le décrédibiliser totalement, ce fait, partout occulté, devrait obliger à prendre ses affirmations sur la littérature avec quelques pincettes. A minima. Je le dis d’autant plus fermement que j’ai longtemps voué un culte à Eco, avant de comprendre que c’était la figure de l’universitaire linguiste, à la fois érudit et populaire mais surtout italien que j’aimais en lui, bien plus que le résultat objectif de ses travaux.
(2) 1- contenir 2- ces histoires 3- dans leur langue. On peut comprendre ces trois chiffres davantage comme une addition que comme une simple succession : contenant, histoire et langue sont les composantes d’une recette qui produit de la littérature. Mais la mangue, non, la langue est l’ingrédient qui m’attire, le miel dont je me repais.
(3) À chacune son style. Avec cet essai et ses applications romanesques, Alice Zeniter a trouvé le sien.
(4) J’écris ces mots au sortir d’une formation Collège au cinéma sur Johnny Guitare de Nicholas Ray (1954), axée sur l’émergence d’un western féministe.
(5) Le terme du jargon de la psychologie et de la philosophie est repris dans Toute une moitié…. Il désigne l’ensemble des perceptions produites à l’occasion d’un événement ou d’une situation donnée. Si je ne me trompe pas Gillles Deleuze réserve ce terme aux perceptions (à la fois réelles et imaginées) du lecteur provoquées par l’avancée dans la fiction et la succession ses péripéties.
(6) Je cède à la tentation et jette le tout en vrac. Tout d’abord, j’ignorais que la monstruosité était une spécificité masculine (cf tragédie antique). Tout comme le cynisme (cf moi, parfois – deux de mes collègues, sans limite – Blanche Gardin, qui bat tout le monde).
A. Zeniter cite la pratique par Carrère des arts martiaux mais tait son intérêt pour le yoga, bien plus doux dans notre imaginaire, et dont il dit je crois qu’il l’a sauvé de la dépression. Au passage, la figure de l’écrivain neurasthénique, voire souffreteux tourne elle aussi à plein régime, le monde littéraire ne met pas en avant que des forces de la nature.
Alice Zeniter se moque gentiment de la référence de Faulkner à Yeats, pourtant « si fragile » (un de plus), pour illustrer le fait qu’il aurait pu se damner pour faire un bon roman. Mais c’est que l’autrice est la seule à voir dans la référence à l’Ode sur une urne grecque une valorisation par Faulkner de la masculinité ! Faulkner, ici, ne pose tout simplement pas les choses en ces termes. Sa remarque n’a rien de machiste. A. Zeniter est ici hors sujet.
Plus largement, je crois que l’écrivaine passe trop vite sur une problématique, qui est celle de la nécessité de puiser en soi la force de créer. Faire une oeuvre (on pourrait tout aussi bien dire « en accoucher », cette métaphore féminine n’est pas plus exceptionnelle que celle d’une puissance virile en lutte avec sa création) demande pour tout artiste une énergie folle. Chaque écrivain.e a dû, doit composer avec cet impératif. Le corps parfois a repondu à ce dernier par une routine obsessionnelle, parfois par l’abus d’alcool, ou par la cigarette, parfois par la retraite et la solitude, par l’absorption de fruits pourris, parfois par une activité frénétique, la bamboche déraisonnable, par de longues périodes d’abstinence (comme les boxeurs américains !), par le mauvais sommeil, et parfois par le sport. Cette question de la force créatrice n’a, disons-le, pas grand-chose à voir avec le masculin et le féminin. Elle est transgenre.
La littérature manquerait de jardins, là encore à cause du patriarcat. Pourtant les descriptions de la nature ne me semblent pas si rares dans la littérature classique, aujourd’hui elles paraissent d’ailleurs plutôt superflues pour de nombreux lecteurs impatients (dont moi, souvent). Il est vrai que si je pense à la littérature américaine, je verrai davantage de grands paysages vierges que de closeries et de potagers gentiment ordonnés. Le fait qu’on trouve une nature plus volontiers sauvage invalide-t-il l’attention portée par l’écrivain au vivant ? Sauvage = homme, discipliné = femme ? Mon dieu, non ! Si une autrice a envie de décrire un jardin, qu’elle le fasse. Mais le faire juste pour le principe me semble plus gênant. Et surtout, en quoi ne pas avoir envie de le faire serait-il la marque d’un renoncement ? On peut tout simplement ne pas y voir d’intérêt…
Je relève enfin que l’autrice regrette la quasi absence d’enfants dans les romans écrits par des femmes, du fait d’une probable autocensure (combien de romans ont pourtant pour base la famille nucléaire ?), pour nous expliquer aussitôt qu’elle n’a pas eu d’enfants… afin d’être libre d’écrire comme et quand elle le désire (si je me permets ainsi de mêler la question de l’écriture et ses choix de vie, c’est parce qu’A. Z. le fait explicitement). J’ai écrit un billet pour saluer le pas de côté que fait Letourneur dans Énorme, pour s’affranchir des croyances collectives. Alice Zeniter, la personne, fait évidemment ce qu’elle veut. Mais force est de constater que des deux artistes, c’est elle qui semble céder à une vision stéréotypée de la maternité. C’est elle qui pense qu’il faut choisir entre créer et donner la vie.
À vrai dire, si l’on regarde tous ces points objectivement, on constate que l’autrice picore dans bon nombre de clichés. Plus grave encore, sous prétexte de promenade (on va là où l’envie nous porte), elle évacue systématiquement tout élément susceptible de dire autre chose, voire l’exact opposé, de ses affirmations : l’essentiel reste de maintenir une bi-partition artificielle. Malgré son but louable, cette dénonciation des stéréotypes de genre traduit une grande confusion et une partialité dommageables.