302 – banshees3

Lundi 23 janvier

Attention, spoil.

Mon ami a vu le film et m’a fait part de son interprétation. Celle-ci me semblant au moins aussi convaincante que la mienne, je me dois de la retranscrire ici. Je ne vais pas entrer dans les détails de la personnalité de l’interprète, mais il faut tout de même savoir que de toutes les personnes j’ai rencontrées, c’est celle qui perçoit le mieux les rapports de force. Au point de lire systématiquement les relations – animales, humaines, politiques, géopolitiques – sous ce prisme, ce qui en général fournit des clés de compréhension des situations extrêmement pertinentes. À moi qui tends à égaliser les points de vue (le relativisme évoqué il y a peu), une telle approche, éminemment complémentaire, a toujours quelque chose de lumineux.

En l’occurrence, selon lui, toute la première partie des Banshees… s’attache à nous faire croire que Padraic est un peu simplet et Colm le malin du village (instruit, fin et artiste dans l’âme) ; puis toute la seconde partie démonte cette croyance pour créer une véritable inversion. La scène au pub, que j’avais évoquée comme une scène particulièrement forte, enfonce un premier coin : après la tirade de Padraic sur la gentillesse et son départ, sa sœur vient préciser à Colm que contrairement à ce qu’il affirmait, Mozart, dont il saluait l’œuvre éternelle, a vécu au 18ème et non au 17ème siècle. Cette précision n’a l’air de rien mais elle montre que Colm, aussi ambitieux et passionné soit-il, s’avère un peu en toc. Il se raconte qu’il est un compositeur sérieux, intransigeant, mais en y regardant de plus près ses connaissances semblent assez peu solides.

De même, dans un autre dialogue (génial), Padraic démontre à Colm qu’avec ses neufs doigts, il a atteint le summum de la folie ; il est tout simplement ridicule : « Moi j’ai dix doigts pour prouver que je ne suis pas fou, et toi ? Combien de doigts as-tu ? Neuf ? Neuf doigts, c’est le paroxysme (paroxysme, dit le soi-disant benêt !) de la folie. »

Et en effet, qui se retrouve finalement à brandir son violon sans plus pouvoir en jouer ? Qui, des deux, se comporte comme un véritable idiot ? Colm, tandis que Padraic, dans le changement qui lui a été imposé, montre toujours plus d’acuité. Dans tout le village, ce sera lui qui aura le cran de révéler à Colm sa bêtise. On pensait ce dernier puissant et tenace, il ne cessera finalement de se diminuer.

Mais le plus fascinant vient après. Une fois que Colm a bousculé sa routine (Padraic ne dit-il pas : « Certaines choses ne changent pas et c’est ça que j’aime. » ?), son ancien ami ne voudra plus s’arrêter. J’ai cru que la scène finale, sur la plage, était une scène de retour au calme. Mais non, il est tout à fait possible de la considérer comme un « point de depart ». Padraic, d’ailleurs, l’annonce très clairement ! Il faut l’écouter, car c’est lui désormais qui orchestre la relation. En effet, après avoir brûlé la maison de Colm, Padraic lui fait comprendre qu’il n’a absolument pas l’intention de s’en tenir là :

Colm : Je suppose qu’on est quitte, maintenant.

Padraic : Non, on serait quitte si tu étais resté dans la maison. Tu es sorti, n’est-ce pas ?

Regarde, tu as voulu jouer. Alors on va jouer, semble dire Padraic. Tu as mis tes doigts dans la balance ? Et bien moi, je renchéris. Je mise cinq, dix fois plus. Je te prends une main. Je te prive de ta maison. Fais-moi voir, qu’est-ce qui te reste maintenant ?

Cette interprétation me plaît énormément. Elle me donne même une sacrée pêche. Plus de tristesse, donc, mais de la jubilation – même si l’art, justement, permet aussi de jubiler de tristesse. Une pure jubilation, si grande que j’irai revoir ce film. Je sens qu’il n’a pas fini de me travailler.

301 – banshees2

Dimanche 22 janvier

Je ne comprends pas vraiment pourquoi la plupart des critiques affirme que Colm ne veut plus fréquenter Padraic de manière inexpliquée, alors qu’il le dit, assez tôt même, dans le film : il a désormais mieux à faire que de passer du temps avec un brave gars, gentil mais limité qui ne lui apporte rien. Il sent le temps passer et doit se concentrer pour travailler (il compose de la musique). En conséquence, il décide un beau jour – mais peut-être, pourquoi pas, après des semaines de réflexion – de rejeter son acolyte au risque de lui briser le cœur. Les commentateurs ne se satisfont pas de cette raison. Comme si elle n’était qu’un prétexte, une pirouette scénaristique. Pourtant, et c’est peut-être ce qui m’a tant bouleversée dans The Banshees…, cette nécessité qui s’impose à Colm – avec la décision lui succédant – me paraît limpide et ce, au même titre que les réactions de Padraic. Tout m’a parlé dans ce film, j’ai eu le sentiment de tout y sentir, de tout capter, et chaque personnage me semblait alors dans son bon droit. Bien sûr que l’on peut quitter un ami parce qu’on fait un jour le constat, plus ou moins froid, que cette personne que l’on connaît depuis des années et avec qui l’on entretient une relation affective forte vous fait perdre en réalité votre temps. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que l’identification au personnage de Colm m’était dans la période particulièrement aisée. Mais à vrai dire, cette intrusion du biographique n’a que peu d’importance au regard de ce qui se joue ici, entre les deux héros. La question qui surgit au centre de leur conflit est une question véritable, puissante, à proprement parler déchirante. Elle n’a rien de métaphysique, rien d’obscur mais s’avère au contraire très concrète. Est-il plus important de se consacrer à son art ou d’être quelqu’un d’aimable ? Quelle trace, quel souvenir doit-on laisser aux autres ? À quoi veut-on passer son temps – son délai – de vie ? Ces questions, posées et concentrées en une seule scène, un soir au pub, terrassent (je n’exagère pas, je décris un fait solide et lourd comme un coup au poitrail) non pas par leur dimension philosophique, mais bien par leur déroutante simplicité et l’exigence qui est faite d’y répondre.

Précisément : la réponse à cette déclinaison d’interrogations appartient à chacun. Mais pour ma part, rarement j’aurais été autant prise dans une œuvre, saisie par les deux parties du dilemme. Colm/Padraic : chacun a raison. Celui qui veut vivre simplement, au milieu de ses animaux, loin de toute cruauté inutile, dans une douce routine rythmée par les pintes, les morceaux de musique et les parties de cartes dans un pub irlandais au milieu de nulle part ; et celui qui veut s’entourer de silence, dose savamment ses interactions quotidiennes, ne va voir les autres que pour faire de la musique et préfère tout perdre, tout, pour avoir enfin la paix. Une dernière option, qui est celle de la sœur de Padraic, n’est pas moins justifiée : elle quitte le village et ses esprits étroits pour aller à la ville. Trois façons de vivre, toutes justes, présentées successivement, se juxtaposent ainsi sans pouvoir se croiser, malgré l’amour qui lie les protagonistes. La puissance de l’exposé tient à cette manière très pure, dénuée de fioritures scénaristiques et de circonvolutions esthétiques de présenter ces formes d’existence. Voici des vies possibles, des vies à l’os.

Il faut également parler des acteurs, excellents à l’exception de Barry Keogan, fausse note persistante du film. Je ne l’avais déjà pas beaucoup aimé dans Mise à mort du cerf sacré de Lanthimos mais cette fois, tout dans sa gestuelle et ses intonations me dérangeait. Je me surprenais à me demander comment Colin Farrell parvenait à si bien lui donner la réplique, à garder son calme et maîtriser son jeu en sa présence. Et en effet, Farrell quant à lui est indéniablement un acteur fascinant. Peut-être est-il en train de devenir à mes yeux le meilleur des anglo-saxons. Son visage change à chaque film. Il vieillit bien (pour savoir si un homme est un type bien, regarde comment il vieillit). Je suis assez d’accord pour l’aduler. Le personnage qu’il joue, loin d’être aussi benêt que les habitants du village le prétendent, doit changer en cours de route. Tel le héros d’Old boy qui m’avait tant impressionnée, il doit se faire violence pour s’endurcir. Les circonstances extérieures le sortent de force de sa quiétude. Ce schéma ici aussi est poignant. Farrell parvient parfaitement à montrer, et à marquer physiquement, chaque étape de sa résignation.

Pour finir, une réplique qui a déclenché le flot de larmes que j’essayais de retenir depuis un bon quart d’heure : un âne meurt. Quand il va se confesser, Colm évoque cette mort qui le mine.

Le prêtre, avec agacement : « Crois-tu que Dieu se soucie des ânes ?

Colm : Justement, j’ai bien bien peur que non. C’est tout le problème. »

Je parlerai un jour de la question des larmes au cinéma. Pleurer chez moi n’est pas forcément gage d’adhésion. Sauf quand, comme ici, des paroles – un discours – provoquent la décharge lacrymale. Il est nécessaire de raccrocher cette réplique au reste de ce que j’ai pu dire jusqu’à présent du film. Le fait est qu’elle a fini de m’achever ; elle arrivait en fin de parcours, appuyant toujours par touches sur notre condition de mortels cernés par l’indifférence (le policier aide avec enthousiasme aux exécutions qui ont lieu de l’autre côté de l’île contre un repas et quelques shillings). Car tout est de cet ordre et va en s’intensifiant dans The Banshees… : zéro atermoiement, de la vérité en barre, balancée comme un rappel à l’ordre sur la porte de Padraic. À l’os, disais-je.

298 – contre soi-même

Mardi 17 janvier

Littérature, essai

Tristan Garcia explique que ses romans viennent toujours contredire ses essais, et inversement. Il conçoit l’avènement de chacun d’entre eux comme une manière de penser contre lui-même. Je trouve cette idée particulièrement intéressante et réalise que c’est ce qui se passe en ce moment, de mon côté aussi, quand j’envisage la rédaction d’un texte contre le récit alors même que j’entame la dernière phase d’écriture d’un récit romanesque – récit qui intervient après des années de travail à la lecture et la rédaction de fictions inscrites hors du roman classique. Le grand écart a quelque chose d’assez déroutant, et passionnant. Mais le relativisme est décidément ma maison.

C’est que pour critiquer une forme, il est indispensable d’en comprendre les rouages et de maîtriser sa construction. Dans le cas contraire, on (se) donnerait le sentiment de la rejeter par simple incompétence. On constatera le même phénomène dans l’art pictural : au cours du siècle dernier, beaucoup de peintres abstraits par exemple ont aiguisé et développé leur connaissance du dessin pour mieux s’en éloigner. Ou plutôt : pour finir par distordre les lignes attendues et aller, à partir de celles-ci, vers d’autres régimes de perception. La pratique du dessin académique n’était pas un passage obligé seulement pour des questions d’estime de soi et de regard des autres (via l’acquisition de signaux de compétence), mais le point de départ de leur recherche, cela même dont il faudrait prendre ses distances. Le quai d’où l’on jetterait l’ancre.

La scène avec l’enfant

Je trouve petit à petit l’approche, l’angle d’attaque de la scène. Il s’agit simplement de déclencher l’imaginaire du lecteur par des indices disposés un peu partout, dans un effet parodique, peut-être jusqu’au comique (genre : jouons ensemble à Cluedo). La présence de ces signes de violence potentielle devrait susciter la peur, du moins un suspens, la croyance que quelque chose de terrible va arriver.

Schéma de préparation :

Télévision allumée :
film policier, sons de fusillade

297 – notes, musique

Dimanche 15 janvier

Ce matin :

puis :

et :

Cet après-midi :

– elle ne retrouve pas ses clés, appelle Stéphane,

– il doit la rejoindre pour récupérer la voiture mais l’enfant dort (comment faire ?)

– « je peux le garder si tu veux ».

Dans cette scène je voudrais réussir à créer un malaise.

Qu’on voie venir le moment où le narrateur expliquera : « Il me dérangeait, je m’en suis débarrassé. »

Seulement, je ne sais pas du tout comment faire (comment faire ?). Comment rendre ça, cette gêne. Comment retranscrire un chewing-gum qui colle et qui a un prénom.

Je pense beaucoup à Javier Marias en ce moment. Cette fois encore, pour étirer le moment de la tentation (de la spéculation) du narrateur.

Mais je le sais, il faut que je regarde ailleurs. Plutôt du côté du cinéma.

Déjà – d’office ! – reprendre le mot « gamin » pour parler de l’enfant.

Pour le clin d’œil, et la menace.

Ce soir :

,

enfin :

Beaucoup de musique mais peu de notes, me dira-t-on.

Justement, c’est bon signe.

295 – récit, essai2

Jeudi 12 janvier

Il y avait aussi cette histoire d’ordonnancement. On écrirait paraît-il des récits pour ordonner (le réel, le monde, nos vies confuses). Les événements dans le récit deviennent ainsi des péripéties. Qui s’enchaînent, mues par un rapport de causalité. Sans rien qui dépasse, ni élément superflu ni acte inexpliqué, tout dans le récit serait toujours bien en place. « D’équerre », comme dirait notre cher Président.

C’est peut-être cela qui ne me plaît qu’à moitié. Je ne crois pas assez à la causalité (l’expression est importante) pour vouloir aller en faire une force agissante dans le roman ; ni désirer la trouver partout quand je lis.

Dans Tristram Shandi de sterne, le récit n’a pas lieu. Conte des mille et une nuits inversé, il est empêché par des événements proprement absurdes (des non-péripéties) qui en entravent le bon déroulement. Ils sont le non-sense incarnés, jusqu’à la page noire. Génie.

Dans Un cœur si blanc, le récit prend l’apparence d’une reconstitution temporelle courant d’un passé lointain jusqu’au présent du narrateur. Mais cette logique-là, classique, attendue, s’avère un trompe l’œil : on découvre en parallèle une logique d’ordre linguistique. Dans le chapitre final, certaines phrases qui se trouvaient disséminées dans le roman, ou plus exactement se dévoilaient au fil de la lecture, se rassemblent puis se posent comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Ce sont elles qui, en dernière instance, structurent le récit.

Dans l’un de mes romans, la dernière phrase du chapitre 1 devenait la première du chapitre 2, et ainsi de suite. Alors, différentes saynètes se trouvaient intrinsèquement liées par ce point de couture et plus largement (fatalement) par des lexiques communs. Quelque part, toutes les péripéties sont semblables puisqu’elles glissent de l’une à l’autre et mènent toutes au même point (peut-être l’incontournable « il est mort à la fin », ou encore le fameux « livre sur rien écrit par personne » ? ).

Il est possible de raconter – d’y mettre toute son énergie – cette unité fondamentale des choses et des relations qui se tissent entre elles. Et donc l’illusion qu’il y a à mettre du sens, une direction dans la succession des événements. Comme si l’on pouvait découper des morceaux de vie, les mettre bout à bout et les faire aller à droite, à gauche pour fabriquer une histoire aboutie. Le véritable réalisme en art consiste peut-être à refuser le jeu de dupes. Je crois que la littérature peut très bien montrer l’unité du réel : la tranquille unité du réel. C’est même le seul rôle important que je lui accorde. Le langage quant à lui ne vaut que pour ce qu’il nous éloigne du bourdonnement de l’anecdote. On peut conclure : la littérature est le langage débarrassé de la tentation du récit.

294 – absence

Lundi 9 janvier

Étonnant que ce titre de billet ne soit pas apparu plus tôt dans Sarga, tant la question de l’absence me semble essentielle dans le processus de création. On l’associe en général au désir. Il faut croire que c’est un peu la même chose. Mais cette absence (d’absence) tombe bien, puisqu’elle me permet aujourd’hui de l’accoler (mon titre) à Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche.

Le film est sorti en 2018, douze ans après Bled number one, dont j’avais parlé il y a peu. Le réalisateur entre temps a fait du chemin, la prise de vue est plus nette, plus experte et, même si le film semble avoir été fait lui aussi avec assez peu de moyens, le résultat moins cheap. Pour ces raisons je l’ai trouvé plus facile à regarder. Il me semble que la maîtrise du rythme des scènes a beaucoup joué également. On suit un médecin urgentiste tentant de sauver les malades et les blessés qui affluent à l’hôpital de la ville où il habite. L’histoire se déroule dans une grande période de confusion, plus ou moins contemporaine, où milices, agents de sécurité et vrais/faux policiers et militaires multiplient les exactions contre la population. Le docteur lui-même est menacé de mort. « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Lui demande un ami. « Continuer » répond-il du tac au tac, comme refusant de se laisser seulement le temps de la réflexion ; « Continuer », répond-il vu de dos, comme déjà absent à lui-même. Ici et ailleurs à la fois, fantomatique ou bien saint.

Le film, porté par son acteur principal Ramzi Bedia, est remarquable. J’ai eu plaisir à retrouver l’ancien comique, dont je me souvenais comme d’un grand maigre nerveux, si différent. Il apparaît ici dans la quarantaine, clairement renforcé par les années, rendu à la fois plus tranquille et plus solide. Son torse, filmé dans de nombreux plans, est large ; le dos, toujours légèrement courbé au niveau des épaules, a gagné en épaisseur par un mélange harmonieux de muscles et peut-être de graisse (ni les uns ni l’autre à vrai dire n’accaparent l’œil, le torse reste un bloc constant, une simple présence denuée de toute volonté de démonstration), révélant ainsi une silhouette sage, et finalement assez noble. Les joues aussi ont épaissi sous la barbe. L’ensemble donne une incarnation particulièrement réaliste à ce médecin épuisé mais certain de son devoir. Pour le dire simplement : 1) on croit au personnage et 2) on aime suivre ce corps-là.

Le docteur, joué par Ramzi Bedia

Or, une telle présence à l’écran est précisément ce qui permet d’en absenter d’autres (corps). Tout d’abord ceux des morts, à commencer par le cadavre du beau-frère assassiné, qu’on ne verra ni sur la table d’opération tandis que le docteur tentera de le sauver, ni à l’occasion de son enterrement. Cette dernière scène, magistrale, consiste pour la caméra à filmer un à un les hommes venus ensevelir le fils, le frère ou l’ami disparu, à proprement parler. Ces quelques hommes sont en hauteur, ou du moins seul le haut de leur corps est visible (ils ont les jambes coupées, hors du cadre). Chacun est occupé à recouvrir de terre celui que l’on ne peut que deviner. Les hommes se relaient. Un vieillard face à nous se penche et choit presque entièrement sur un monticule pour jeter quelques poignées de ses mains, sans broncher. C’est peut-être le père. Ce père est poignant.

Pendant l’enterrement.

Et pendant le défilé aussi long que silencieux, l’acte qui consiste à couvrir le corps d’un être que l’on a connu et aimé sous des couches de terre devient proprement vertigineux. La force de suggestion est soudain si grande qu’elle m’a rappelé des scènes vécues de deuil, à moi qui n’ai jamais assisté à un enterrement. Mais la folie qu’est la mort, cette aberration qui transforme une personne vive en une masse de chair n’en est que plus frappante dans ce superbe passage, sans dépouille exposée. On atteint là une sorte de quintescence. D’autres gestes impensables viendront ensuite, générés cette fois non plus par nécessité hygiénique ou par le besoin de mener un rituel commun d’adieu. Mais la chaîne de causalité n’en est pas moins sordide, dont le point de départ serait la cruauté pure. Gratuite, dispensable, absurde.

Ces gestes fous, impensables donc, sont ceux qui consistent à (devoir) ôter une balle de la chair humaine. Si les corps des victimes, bonnes ou mauvaises, sont retirés de notre vue, si seuls les bras et la figure du docteur apparaissent dans ces scènes à répétition, et si l’on entend alors seulement le tintement des morceaux d’acier recueillis puis jetés dans une coupelle et le cri du cardiomètre, c’est sans doute pour rendre dans le même temps plus vraisemblable et plus impossible (inenvisageable et pourtant fatalement imaginé par l’esprit mis à contribution du spectateur) la situation tragique de ces corps. Le médecin ne demande-t-il pas pendant l’un de ses courts moments de repos : « Comment en est-on arrivé là ? » ? Il reste incrédule face à ce dont il est partie prenante.

Le docteur, ravi, voit passer des chevaux sauvages pendant sa convalescence.

La torture, enfin. Elle aussi est de ces gestes. Celle infligée au docteur, et dont on ne verra que le résultat sur son visage tuméfié : il hurle tandis que nous est montrée la main du tortionnaire en train d’actionner la gégène. Le geste semble anodin, banal et d’une simplicité enfantine. Il crée pourtant un gouffre. Celui qui sauve des vies connaît les pires souffrances et frôle la mort. Dans le passage de vie à trépas, au même titre que dans celui d’une existence paisible au chaos politique et de l’intégrité du corps à son supplice, quelque chose demeure, irréductible. Le basculement échappe toujours à l’entendement. D’évidence cependant – et c’est là l’unique certitude qu’on gardera du film -, ces trois mouvements, en dessinant ici les dimensions politique, physique et existentielle des actions humaines, sont inextricablement liés.

293 – montagnes russes

Mardi 3 janvier

En une semaine, essayé de lire deux textes écrits par deux figures intellectuelles de la gauche radicale, et portés aux nues par celle-ci. Mais l’un (littéraire) comme l’autre (de forme plus classique) se sont avérés d’une grande vacuité. Les phrases s’y enchaînent, toutes tristement creuses, quoique rédigées dans un style chaque fois pompeux, venu avec son lot de mots qui claquent, parfois grossiers pour mimer la colère. Le ton, cela va sans dire, y est définitif. Car c’est bien connu : à idées radicales, style sans concession.

Qu’on se figure un peu. J’entends et lis dans mes médias de prédilection des éloges sans réserve, mets 10 euros dans le livre, puis dans l’autre, agis gonflée de l’espoir d’y apprendre des faits, de piocher quelques idées, des points de vue un peu élaborés sur la société, le monde, le libéralisme, puis, poussée par une curiosité sincère me lance dans la lecture, réellement désireuse de faire connaissance avec une parole amie. Joyeuse comme une gosse en fait. À la place, je trouve coup sur coup un vague concept étiré jusqu’au point de rupture, une broderie poussive qui s’étale jusqu’à atteindre tant bien que mal les cent pages d’un tout petit format (A5). Et là dessus rien ne vient. Pas une pensée, ni une manière originale d’appréhender le réel. Juste du blabla, mais de gauche. Autant dire le néant. Je sais qu’en écrivant cela je prends le risque de paraître aigrie. Ce n’est pas le cas. Pour pouvoir aimer et admirer, il faut aussi garder une conscience aiguë de ce dont on ne veut pas. Définir quelques contours, et ce faisant circonscrire son refus. Ça : non. Je ne pense pas en retour manquer d’enthousiasme dans ce blog. C’est finalement assez simple : l’amour d’une œuvre ne peut pas se passer de son inverse. Car créer, c’est faire des choix.

Ces lectures déçues me font toujours un mal de chien. Il me faut des heures pour me remettre des sentiments de salissure (peut-être de trahison) et de frustration qui s’emparent alors de moi. J’avais écrit il y a quelques semaines un long billet critique sur le dernier essai d’Alice Zeniter. Même si j’étais en désaccord avec ses thèses, celui-ci contenait de la matière, elle-même portée par la volonté de faire le tour de quelque chose (le rapport de l’autrice à la littérature). Le ton aussi me semblait le bon pour un tel exercice. Mon billet, bien que dur, manifestait finalement un certain respect. Je disais à A. Zeniter : parlons d’égale à égale. Mais ces autres textes dont je ressors vide, comme abêtie par effet de contagion ne méritent pas même un début d’analyse, si ce n’est peut-être sur la façon dont ils volent au vent. Sérieusement, c’est juste impardonnable. La gauche aujourd’hui me semble par trop fragile pour s’offrir le luxe de la fascination pour le cool et des effets de mode.

Fort heureusement il y a Spotify (!) et un chef d’œuvre du cinéma de science-fiction que j’ai pu voir sur grand écran le jour même du deuxième échec, à savoir Snowpiercer de Bong Joon-ho. Le film est tout bonnement magnifique. Certaines scènes de combat y sont belles à pleurer (d’émotion esthétique), d’autres suscitent un suspens capable de faire battre le cœur/la chamade/ou bien inversement. Enfin, j’ai pu observer et mettre à l’épreuve cette histoire de sensations encore balbutiante.

Snowpiercer en effet est un pur film d’action, dont le scénario s’inscrit dans la tradition du blockbuster. Si l’idée de départ reste originale – les survivants d’une glaciation artificielle de la planète sont confinés dans un train où sont maintenues d’une main de fer les inégalités de classes ; le film narre la révolte des pauvres -, les péripéties ne sont pas exemptes pour autant d’un certain nombre de clichés (ce dont, je pense, le réalisateur coréen était pleinement conscient) : héros héroïque mais tourmenté par une faute originelle, cheffaillonne exubérante au service du maître, séquences « émotion » réservées à la mort des seconds rôles, riches occupés à se vautrer dans la débauche, molosse donné pour mort qui se relève pour mener le combat final, humanité renaissante incarnée par une jeune fille et un petit garçon.

Malgré d’ingénieux rebondissements, le meilleur n’est évidemment pas le scénario du film, mais bien ses effets visuels. La beauté, via les jeux de rythme mais aussi de lumière, est inoubliable. Le choix des acteurs, dont la bombe Chris Evans, jamais loin du centre de l’image, et le non moins sublime, bien que dans un autre genre, Song Kang-ho, contribue d’ailleurs à l’impression qu’a été recherchée (et atteinte) une certaine perfection visuelle. Les gestes, les mouvements se déploient, à la fois fluides et changeants, se figent en tableau quelques instants, reprennent. Bong Joon-hu est un virtuose de la captation. Son inventivité en la matière reste peut-être inégalée.